Jan BAETENS
Cent fois sur le métier
Paris-Bruxelles
Les Impressions Nouvelles
2003
109 p.
Du bon usage des contraintes
La poésie parfois manque d'air. Elle donne l'impression de puiser toujours dans le même tiroir — lexical, formel, thématique —, de laisser couler indéfiniment le même babil — un peu d'être, de manque à être, un peu d'amour, de désamour, de discrètes failles bucoliquement et librement versifiées. Le poète est l'orgueilleux ciseleur d'un blabla intime — au mieux, ou au pire, travesti en inquiétude métaphysique ou en gesticulation syntaxique. Une manière de s'éviter soi, de se libérer partiellement de soi-même et de casser la logorrhée — car c'en est une même si l'on prétend écrire rare ou blanc — est paradoxalement de s'imposer des contraintes. Le principe n'est pas nouveau qui veut, selon Georges Perec — et sans remonter à Raymond Roussel —, que l'écrivain « (se) donne des règles pour être totalement libre ». Codirecteur de la revue Formules et rédacteur en chef adjoint de la revue FPC/Formes poétiques contemporaines, Jan Baetens pourrait placer la phrase de l'auteur des Revenentes en exergue de chacun de ses recueils. Théoricien de la littérature et de la culture, il s'est en effet livré à divers travaux pratiques en forme de défis d'écriture, depuis 416 Heptasyllabes paru en 1996. En 2003, il a publié Cent fois sur le métier, recueil de cent poèmes consacrés à cent professions différentes, dans une démarche qui fait explicitement référence aussi bien à Boileau (« Vingt fois sur le métier ») qu'à Francis Ponge (« Une rhétorique par objet ») et à Raymond Queneau (pour, évidemment, les Exercices de style).
Jan BAETENS
Vivre sa vie
Postface de Sémir Badir
Paris-Bruxelles
Les Impressions Nouvelles
2003
62 p.
Si le choix délibéré d'une forme voire d'un thème préside à l'élaboration du poème, celui-ci n'en véhicule pas moins des idées, des visions du monde, de la société et de la littérature. Les représentations qu'offre Cent fois sur le métier s'avèrent généralement décalées, au point que c'est le décalage même qui devient le fil conducteur du livre. Ainsi du gardien de musée, pour qui il est noté qu'« elles seraient vides, les salles, que ça ne ferait aucune différence », ainsi de l'horloger qui paraît déplorer la fuite du temps et la perte de mémoire qui l'accompagne, ainsi de la plupart de ces courtes évocations. S'il est ici un art poétique, il ne peut être qu'ironique. Le recueil s'ouvre d'ailleurs sur un poème consacré au P... respectueux (« Poète, celui-là l'est à coup sûr ») que complète d'une certaine façon trois pages plus loin un sonnet au Poète branché. Il se clôt sur deux professions qui n'en sont guère, celle de Spécialiste de Georges Perec et celle de Censeur - où le texte, comme il se doit, est une page blanche, ce qui est peu commode à citer.
Dans les poèmes de Jan Baetens, la composition tient, disons, de la prouesse avortée ; une forme se devine, peut se décrire, mais le texte n'en semble pas moins souvent bancal, quasi négligé. Ce n'est pas — forcément — que le poète s'y soit pris en vitesse ; mais il n'importe pas tellement que le lecteur pense « Comme c'est bien dit ! », il vaut mieux qu'il réfléchisse à ce que peut être un poème aujourd'hui et qu'il s'attache au contenu de chaque texte — lequel contenu se voit alors étonnamment recouronné. C'est dans le même état d'esprit qu'il ouvrira Vivre sa vie, le dernier opus de Jan Baetens. Vivre sa vie se présente comme une novellisation en vers du film (éponyme) de Jean-Luc Godard. L'auteur y propose quinze tableaux de formes et de longueurs variables afin de raconter l'histoire de la prostituée Nana (incarnée au cinéma par Anna Karina). En fait, l'ouvrage se lit moins comme un récit que comme un ensemble d'images où serait captée la banalité du quotidien. Plus exactement, il se composerait d'images d'images - des images verbales, chaotiques, poétiques si l'on veut, suscitées par les images d'un film que le lecteur peut-être aura vu. Dans une « Note finale», Jan Baetens dévoile les formes poétiques qu'il prétend avoir utilisées, mais dont il a en réalité transgressé les règles à peu près autant qu'il les a respectées. Et c'est avec une semblable ambiguïté que Vivre sa vie recèle des beautés - que chacun glanera à sa guise, comme je m'empare de « la bouderie un vrai baiser / un mouchoir un de trop / un kleenex taché de rouge / derrière la place la main / l'armoire fendue la lèvre » — et des à-peu-près manifestes qui rappellent que ce n'est pas en l'occurrence l'être du poète qui est fragile, mais seulement le langage et l'écriture.
Laurent Robert