Christophe KAUFFMAN
Je meurs souvent aux coins des rues
Editions Luc Pire
coll. Embarcadère
2002
129 p.
Requiem pour un con
Quatre-vingts pages. Quatre-vingts pages de bonheur à tricoter des petits malheurs, c'est ce que nous offre Christophe Kauffman avec Je meurs souvent aux coins des rues — mais l'ennui sera que le roman ne compte pas quatre-vingts pages mais un peu plus de cent-vingt. L'histoire ne vaut pas qu'on s'y arrête, l'histoire n'est rien. Jugez-en : la déconfiture sentimentale et professionnelle d'un trentenaire, chroniqueur dans un journal engagé mais sociologue du bout des lèvres, universitaire sans ambition ni tendance au lèche-bottisme, « assistant quelconque pour un cours quelconque dans une quelconque université. Enfin à Liège. Mais quelconque ». Il y avait de quoi ne pas s'attendre à grand chose — au pire à une version cité-ardentesque du campus novel. Mais l'intérêt, on s'en doute, est ailleurs, dans la manière de dire, de planter les mots sur la page, d'organiser littérairement le rien des jours, de donner forme à une existence qui part à vau-l'eau. La plupart des chapitres commencent par un exergue, un vers tiré d'une chanson française, classique ou contemporaine, et se terminent par une notation sur le moment où, pour le narrateur, s'interrompt l'écriture (par exemple « 10 h 07. Je m'arrête »). La chanson, c'est le clin d'œil de la vie. Evidemment, tout a déjà été dit ; tout, de nos sentiments, de nos colères, de nos joies, de nos espoirs ou de nos désespoirs, s'est déjà trouvé transcrit quelque part, joliment ou platement tourné par quelqu'un d'autre — si bien qu'il est possible, comme l'ont montré Jaoui, Bacri et Resnais dans On connaît la chanson, d'élaborer tout un scénario avec, dans la bouche des personnages, des bribes de paroles de chansons populaires. C'est en cela que les épigraphes dues à Cabrel, Lafontaine ou Souchon, Gainsbourg ou Brel, sont rejointes par la mise en scène de l'écriture : puisqu'il n'y a pas d'aventure à raconter, aucun suspense, aucun rebondissement, rien qu'un tout venant d'anecdotes, de désirs et de déconvenues qui sont le sirop habituel de toutes les rengaines — même en français —, il ne reste plus au narrateur qu'à gloser son épopée de la médiocrité dans le même temps qu'il la compose, qu'à se faire le commentateur, non des épisodes de sa geste piteuse, mais de leur rédaction. Le procédé n'est pas nouveau — l'illustre père Gide en fit jadis son miel — mais il fournit à Christophe Kauffman l'occasion de s'imposer comme un maître en dérision. Se prétendant « menteur » et « méchant », son narrateur n'a de cesse de traquer les chausse-trapes du langage, ses fausses vérités, ses bons sens caducs : « Je devrais arrêter de dire "bien sûr". "Bien sûr" est une manière de se rassurer. (...) Rien n'est rassurant. Rien n'est "bien sûr". (...) On vit mal. Enfin, je ne sais pas si c'est vraiment une généralité. Mais j'ai l'impression que c'en est une. "On", pronom on ne peut plus impersonnel ; "vit mal", vérité générale. Chaque "on " que je connais doit vivre assez mal le fait d'être un "on" justement ». Manifestement, Christophe Kauffman a trouvé un ton, d'une ironie qui lorgne vers le cynisme — et c'est le meilleur de son texte. Ce monde, semble-t-il nous dire, est fait pour être décapé ; il attend sa solution corrosive. Le dernier tiers du roman voit le personnage courir d'une beuverie à une autre, s'embourber chaque nuit davantage. Le miteux héros en perdrait sa verve, son sens de la cinglante saillie ; aussi, l'impression s'installe que le récit suit une même pente fatale, qu'il s'y laisse glisser comme si l'écrivain jugeait avoir exploré tous les recoins d'une vie et qu'il était grand temps d'en finir. Et c'est un peu déçu que l'on referme le livre, convaincu qu'il y avait mieux à faire du protagoniste, même quand ce dernier s'affirme àquoiboniste invétéré.
Laurent Robert