Luc DELLISSE
La fuite de l'Éden
L'Harmattan
2004
186 p.
Oliver Twist lisant Balzac
D'entrée de jeu, avec La fuite de l'Éden, Luc Dellisse condamne les autobiographies à clichés charmeurs dont les anecdotes interchangeables peuplent tant de mauvais livres aujourd'hui. Trop de grand-mères sorcières ou bonbons, trop de comptines niaises, trop de douceur pittoresque lui font horreur, et pour cause : son enfance à lui s'est mal présentée. Déjà, il aurait voulu être ailleurs et « de préférence nulle part ». Non qu'il ait vécu ce qu'on désigne communément par l'expression « une enfance martyre ». Mais une extrême sensibilité et cette curieuse sensation qu'il appelle « effarement » le tenaient à l'écart et comme effrayé. À quoi il faut tout de même ajouter pas mal d'agressions du milieu familial, mineures soit mais répétées, qui ne pouvaient guère favoriser l'épanouissement de verts paradis, au sein d'un monde étriqué, sorte de réserve naturelle ou résidu de moyen âge en plein XXe siècle. Les chaînes étaient nombreuses qui accablaient l'enfant : la famille, la région (la Flandre), l'école, la religion et même les documentaires télévisés sur la vie des insectes. N'en déplaise à Maeterlinck, une ruche n'est jamais qu'un « prodige carcéral », auquel le petit garçon assimile aisément le couvent des clarisses où il doit chaque matin servir la messe « comme un tueur vise la nuque de l'homme qu'il va abattre d'un coup de revolver ». La métaphore ne désignant pas un homme à abattre, mais « une enfance interminable à réduire grain par grain ». Dès qu'il peut se le formuler, l'adolescent n'a ensuite qu'un souhait : vivre libre, athée et français. En attendant de le réaliser, il trouve une première échappatoire dans la lecture. Il faut, nous dit Dellisse, imaginer Oliver Twist lisant Balzac dans son galetas : il est en paix. La seconde échappatoire, ce sera l'écriture. Il se met d'abord à noter au vol des images, des phrases inachevées, mû par une intuition mystérieuse et le besoin de fixer un moment magique. Plus tard, il écrira des poèmes, façon de tenir le monde à distance. Avec l'éloignement salutaire, les voyages et la découverte de sa liberté, il en vient enfin à se raconter, sans pratiquer pour autant l'héroïsme facile des récits sur soi, mais avec humour et pour être un homme, à sa façon, à part entière. Il entend bien aussi témoigner de son époque, noter les changements dans la société qu'il côtoie ou qui est la sienne. Ainsi évoquer les années 75-81 (après la pilule et avant le sida), ces « temps édéniques » qui ont vu les femmes libérées et le sachant, voir de près les grands conflits ou drames sociaux des dernières vingt années, qui l'ont marqué à jamais.
Ecrire ou parler, enseigner, participer à des colloques, c'est encore le plaisir de communiquer, de partager avec d'autres ce que l'on sent d'évidence. Tout irait donc pour le mieux si quelque malaise ne se devinait, lors même des épisodes les plus enthousiasmants ou les plus drôles. L'auteur avoue n'avoir pas encore parlé des « zones de noirceur » qu'il a traversées, pas davantage de la « saison violente », dont l'indice poétique ne peut que faire rêver. Sans doute donnera-t-il une suite à ce récit effréné, qu'il fallait écrire dans l'urgence, une suite à ses exils, à ses retours, une suite pour se battre encore, maintenant qu'il s'est mis, selon ses propres mots, à écrire pour de vrai. Avec sa fin à double entrée, ce récit passionnant ne conclut pas autrement : une autobiographie ouverte sur l'extérieur.
Jeannine Paque