Caroline LAMARCHE
La nuit l'après-midi
Paris
Spengler
1995
212 p.
La maîtresse de Gilles
Soit un journal de petites annonces. Soit une rubrique Rencontres. Soit une annonce lue un jour, presque par hasard, puis élue entre toutes : « Homme autoritaire cherche jeune femme caractère souple pour moments très complices... » De la jeune femme qui répond à la proposition et relate son histoire, on ne connaîtra pas le nom ; on ne saura que peu de chose de la vie d'anonyme qu'elle mène sans éclat. Au fait, y a-t-il tant à savoir ? Elle vit seule. Son amant, Gilles, la désire ardemment, l'aime peut-être, mais ne quittera pour elle ni épouse ni enfants ; pas davantage il ne la rendra mère. Un songe, un fantasme nocturne, pousse la narratrice à écrire à l'inconnu et à convenir avec lui d'un rendez-vous. Dans des hôtels de banlieue, trois séances sadomasochistes auront lieu au cours desquelles l'homme roux offrira à la jeune femme ce que personne jamais n'avait pu lui donner : sa violence — avec ou sans accessoires ad hoc —, son « absence d'amour », « l'obscénité de sa détresse ». Ici, lecteur, ton intérêt redouble ou tu passes ton chemin ; tu t'offusques ou te prépares à piocher sauvagement dans La nuit l'après-midi de Caroline Lamarche, à la recherche de telle scène ou de telle autre, de tel passage qui pourrait t'allécher. De toutes façons, tu as tort. S'il faut un aiguillon qui attise ton désir, qu'il soit purement littéraire, ou mieux : poétique.
D'une manière générale, la richesse et le charme de ce premier roman naissent d'une conjugaison d'éléments que l'auteure a pu parfaitement maîtriser. Suivant les inflexions de voix de la narratrice, ses sautes d'humeur, le texte évite la froideur, le dessèchement, cette fausse neutralité qui tue l'intérêt que devraient prendre les événements. Aussi la jeune femme se fait-elle confidente pour dire sa mélancolie d'une maternité impossible. Et le récit des premiers supplices est-il retardé par l'évocation d'une faille au cœur de l'homme roux, qui vécut orphelin, « abandonné par ses parents dès sa naissance ». De même, l'entrée dans le premier hôtel, « dans un autre monde », suscite un décrochage symbolique vers un lieu de l'adolescence, quand la jeune femme rendait visite à Margot, la vieille et pure servante au nom de fille de joie, sur qui « repose, depuis toujours, l'édifice des bonnes actions, l'amour et le sens de la vie. » Rituels amers, les séquences s avec l'homme roux semblent à cent lieues de cet « amour » qui prolonge l'existence, de cette « mort » qu'on admet sans l'apprivoiser. Dans ces chambres sordides, un peu ridicules, elles se résolvent en fictions, en jeux qui deviendraient abstraits, n'étaient précisément la douleur, les zébrures sur le corps et le sang qui coule — du plus intime, et trop longtemps pour s'oublier vite. De là provient aussi leur nécessité : savoir ce que sont douceur et violence, vie et mort, plaisirs renouvelés. Certains éléments du quotidien de la narratrice prennent d'ailleurs une valeur de symboles qui reformulent ces oppositions. Ainsi Douce, la chatte qui vient de mettre bas, reparaît à divers moments du récit avec sa fécondité comblée, double solaire de sa maîtresse. Même dans l'étreinte avec l'homme roux, son image se forme, comme naturellement : « Je le lèche comme une chatte son petit, avec application. Il est faible, maintenant, il pourrait être né de moi, peut-être naît-il de moi, en cet instant précis, mais il ne le sait pas encore... » Le désir d'enfantement se veut lancinant, inaltérable puisqu'à jamais insatisfait. Il est à la mesure du rejet du chat roux, intrus dans la maison comme ces mots fantasmes que l'on ne veut entendre : « Je t'aime pour ce que je ne connais plus et qui va m'arriver, ta main sur ma fourrure comme, autrefois, la langue de ma mère... »
Aussi éloignée de la verdeur pour elle-même que de l'élégance apprêtée, l'écriture épouse au mieux les ambiguïtés de l'héroïne et force l'empathie. Comme une amie vous raconte ce qu'elle ne dirait à personne. Après des débuts en poésie, Caroline Lamarche s'illustre donc par un roman qui augure bien de l'œuvre à venir : entre rêve et chair, tendresse et cruauté.
Laurent Robert