Sylvie ADE
Le point vélique
Talus d’approche
1994
143 p.
L'ombre et la lumière
L’histoire est racontée par bribes, chapitres courts. Elle se dit en «il», anonymement, bien que ce soit celui qui la vécut qui la rapporte. Ça se passait en Patagonie, sur les pentes du bout du monde. C'est un enfant qui fut recueilli par sa grand-mère. Elle ne l'éduqua pas, pour ainsi dire, mais le força à prendre sa liberté. C'est-à-dire qu'elle le gardait la nuit entre ses seins et que le jour elle l'abandonnait au gré des vents de la cordillère. L'enfant apprit pourtant les moyens de son indépendance : à clôturer les champs, à tailler des traverses, à tondre, à chasser, à pêcher avec une boîte de fer blanc, à tresser et coudre le cuir. A danser aussi. Il sentit un jour qu'il perdait du sang. Il quittait l'enfance, sans connaître son nom. « IL » le désignait pour lui-même et les autres. Il vit du pays, alla jusqu'aux frontières de son territoire, connut l'océan. Il vécut en ermite : « L'errance; le désert jaune et gris. Les toutes petites vies dans les buissons. La pensée ralentie, réduite à l'eau, et lavée. Pas possible de s'inventer des histoires, ici. La pensée ramenée à quelques mots qui surgissaient par surprise.
Grand vide autour de soi, et qui s'installait à l'intérieur aussi. »
Au cours de son voyage, il adopta une chienne. Ou plutôt, c'est la bête qui le choisit et qui veillerait sur lui désormais. Il rencontra des hommes qu'il quittait sans peine.
Un jour, il s'arrêta devant le Grand Hôtel de la Route 40 et connut Luz. Il eut un nom à lui, d'elle : Eli. Grâce à Luz, Eli devait éclairer la part sombre de son être. Ce secret, si bien enfoui dans le personnage central du roman, et qu'on ne voudra pas découvrir ici, échappe, jusqu'au dernier chapitre, au lecteur qui n'aura pas cru devoir jouer au détective. Malheureusement, ce choix du non-dit, l'auteur n'en fait pas vraiment sentir le risque. Il y a fort à parier dès lors que son roman laissera froid tous ceux qui se feront prendre à son piège. Le point vélique ne ressemble guère plus alors qu'à un récit ethnologique, du genre « exploration du monde », aux thèmes et au lexique exotiques mais à la syntaxe et à la narration très occidentales, avec un aspect conventionnel, sinon académique. C'est dommage. Car l'auteur, Sylvie Adé, avait une idée précise et intéressante de sa matière romanesque, et des moyens de l'imaginer qui mêlent avec intelligence la condition et les passions humaines aux mouvements de la nature. Cela transparaît quelquefois dans des pages magnifiques, mais l'ensemble est manqué. On pourra toutefois recommander ce roman à ceux qui n'attendent d'une première lecture que l'appel à une seconde, enrichissante et enfin satisfaite.
Sémir Badir