Anne PENDERS
Les Mains nues
Le Cri
2001
90 p.
Danse à trois
Les Mains nues est le second roman que publie aux éditions Le Cri Anne Penders, qui avait fait paraître auparavant quatre ouvrages sur la photographie et le land art à l'enseigne de La Lettre Volée ou de Tandem.
« Roman » : l'étiquette convient pour décrire ce livre à condition de la prendre dans son sens le plus large. Le lecteur a affaire à une succession de petits chapitres dont les titres rappellent des jeux d'enfants : « Un », « Deux », « Trois », « Piano », « Le renard qui passe », « Cache-cache »... Chacun d'eux semble d'abord autonome mais l'on s'aperçoit petit à petit que tous s'attachent à la même histoire et aux mêmes personnages. Le récit progresse donc par touches successives, évoquant sans la raconter une relation amoureuse tourbillonnaire qui met en présence la narratrice, un homme et une seconde femme. Le texte ne leur donne pas de nom. Ils voyagent sans cesse, se croisent, s'écrivent, s'aiment, disparaissent et leur identité sexuelle est aussi peu stable que leur lieu de résidence, ce qui explique que l'on croie d'abord avoir affaire à une multitude indistincte. A la dernière page, Anne Penders recompose le récit avec des « si », nous livrant sans en avoir l'air les indications qu'elle avait tues jusque-là : « si j'avais raconté, toute crue, l'histoire en lambeaux d'un homme et de deux femmes liés par un fantôme [...] qu'y auriez-vous gagné ? » Plus que le récit lui-même, plus que la peinture des personnages, c'est l'exploration de sensations et de sentiments à la fois violents et subtils qui semble intéresser la romancière. Elle s'y livre en alternant la description de détails concrets et la généralisation poétique ou philosophique : à l'évocation minutieuse d'une brosse à dent succède ainsi une réflexion abstraite. Au-delà de cette investigation existentielle et sentimentale, Anne Penders s'interroge sur les conditions de restitution par l'écriture d'une expérience multiple. Aussi la narratrice n'est-elle pas la seule à écrire : le personnage masculin laisse un peu partout derrière lui des embryons de textes. Or, comme les sentiments emportent les êtres et les réunissent par delà leurs différences, le désordre de ce récit fragmenté participe à la reproduction de la confusion générale. Confusion que l'auteure décrit explicitement à plusieurs reprises : « Ils confondaient désir et excitation, envie et besoin, ici et maintenant. Ils ne maîtrisaient pas les règles. » Ou, pour le dire autrement, si les personnages ne s'individualisent que petit à petit, c'est parce que leur individualité est annulée par leur expérience commune de l'amour et de la sexualité : « La nécessité du plaisir ébranle les certitudes », note Anne Penders. Témoin de cet ébranlement, les mots « Et l'inverse » qui, à plusieurs reprises, suivent l'énoncé d'une vérité. Mais, au début du second chapitre, la romancière annonce la couleur : « Le chaos donne parfois une étrange homogénéité au divers. » Cette phrase pourrait s'appliquer au livre tout entier, qui gagne sa cohérence à force de désordre.
Laurent Demoulin