Carl NORAC
Dimanche aux Hespérides
Paris
Editions de la Différence
1994
64 p.
Carl Norac, la candeur dévoilée
Fatigué des éclats et des éclatements formels, las des poèmes qui portent l'ontologie en étendard et font de l'être une antienne agaçante, rendue futile par l'excès de sa présence ; repu, déçu de tous les -ismes, vous parcourez un livre de poésies à seule fin d'y trouver un monde reconnaissable, où s'installer d'emblée, où jouir d'une structure attendue, rassurante, de la construction d'une phrase ou du choix d'une métaphore. « Là tout n'est qu'ordre... ». Prenez, par exemple, Dimanche aux Hespérides de Carl Norac, feuilletez-le, examinez-en la table des matières, lisez-en, ici ou là, un passage. Trois ensembles de quatorze textes chacun confèrent à l'ouvrage l'équilibre serein d'une journée, au cœur de laquelle prend place — entre Matins calmes et Soirs précieux — une promenade dans un jardin fabuleux : « La patience se tenait au frais, à l'entrée du jardin, parmi les sortilèges. » Vous êtes en terrain de connaissance ; quelques mots rares, quelques tours précieux — mais point trop —, et l'une ou l'autre référence suffisent à vous flatter, lecteur, sans vous perturber. Puis, dessillez-vous les yeux, lisez vraiment : sous la belle couverture crème des Editions de la Différence, cette quarantaine de poèmes en prose figurent autant de petites bombes textuelles. Jouant son rôle dans l'économie du recueil, le poème est un objet dont les contours, de l'attaque à la clausule, se dessinent avec une extrême précision. C'est aussi de la chair qui gonfle, de la pulpe qui mûrit, surit, pourrit. Car écrire {'Archéologie du poème revient surtout, pour Carl Norac, à pratiquer subtilement l'autopsie d'un genre — et, de la tendresse à la cruauté, c'est l'ironie qui guide son scalpel : (...) De mécanismes en humeurs, de sables en résines, je pouvais rejoindre le vide d'expression où l'invention se joue. J'y ai trouvé sous la peau première, sous le souffle anthume, la création. C'était un beau cadavre.
Qu'on ne se leurre pas cependant : l'auteur n'est pas la dupe de ses propres jeux, et il ne fait pas d'une prévention contre le lyrisme le leitmotiv facile de textes que marquerait l'esprit de système. Avec beaucoup d'habileté, il affiche son éloquence et la brise légèrement, y glisse certaine faille. Dans la section centrale du Dimanche aux Hespérides, en particulier, la densité et la richesse métaphorique des poèmes font de cette promenade une ample illumination. Le poète a soin, toutefois, de lester toute « ponctuation d'étincelles », qui d'un sourire, qui des parcelles d'un corps à toucher, à palper :
Tu portais, ce matin-là, un cœur d'herbe humide, découpé en dés d'argiles et de mûres, une voix d'orme, des seins de charmilles douces, noix de cajou ajournant les pôles, les aréoles un peu gonflées. Surtout, tu portais, ce matin-là, ton pubis du dimanche.
Il n'est pas une page où le théâtre des sens ne s'emplisse de cette concrétude que négligent trop d'écrivains aujourd'hui. Avec les fleurs et les fruits — la menthe ou les marrons — viennent d'autres fragments d'un désir gourmand : c'est un pied nu, une chemise dégrafée, ou les baisers qui « se dispersent entre la fuite et ce grand rire qui fond dans la bouche des arbres ». Et qui n'aimerait, à son heure, « vaqu(er) à son désordre dans la chevelure des filles » ou monter dans ce « tram ancien rêvant d'ornière » ?
Dans ses courtes proses, la candeur de Carl Norac nous est précieuse, car elle vit de l'attrait de son dévoilement. "Si elle n'exclut rien des écorchures intimes, elle dénigre leur étalement obscène, quand le tragique confine au ridicule. Enfin, elle n'élude pas la plus nécessaire des tentations — celle de se taire :
(...) je suis le fragment d'un plus grand silence. Je le réduis à son vœu. Je parle encore.
Il est temps d'écouter cette voix, avec l'évidence qui la porte.
Laurent Robert