Sophie BUYSE
Par-dessus les toits
Bruxelles
La Lettre volée
2000
79 p.
Les grottes
Dans une fosse comme un ours, chaque matin je me promène, écrivait Apollinaire en 1911, adressant de sa cellule de la Santé un signal par dessus les toits et les années vers le prisonnier Verlaine. Par-dessus les toits, c'est justement le titre d'un livre récemment publié par Sophie Buyse dans le cadre d'un projet développé durant Bruxelles 2000. C'est une sorte de vision moderne et locale des bas-fonds. Car les fosses, ce sont aussi les excavations que la société creuse pour y nicher les aliénés, les trop vieux. Et ce sont même les ruelles de la ville qui apparaissent comme creusées entre les édifices. Pour nous faire vivre en ces grottes, Sophie Buyse recourt à ses propres témoignages écrits, à des photos de Valérie Carros, ainsi qu'à des interviews enregistrées sur un CD glissé dans le livre. Ces interviews sont entrecoupées de fragments de poèmes, choisis on ne peut mieux, musicalement chuchotés dans un contraste réussi avec la truculence bruxelloise des personnages interrogés. Le texte écrit démarre en force dans le sillage d'un clochard qui ressent l'impulsive nécessité de tâter, de palper du doigt les parois des artères de la ville. Celle-ci semble vibrer sous « ce toucher délicat qui doucement caresse ses murs ». Sophie Buyse aime aussi se faufiler derrière les palissades de chantiers, descendre dans un ventre ouvert de la terre : « le trou offrait le spectacle d'un vide propre, dépouillé : la terre était nue, cachée au cœur de la ville comme une blessure impudique ». Les rues sont étouffées par les falaises des édifices. Sophie Buyle y échappe en escaladant à contre sens les issues de secours interdites des grands hôtels. Là haut, elle voit le ciel par-dessus les toits.
Peut-être voudrait-elle en découper des carrés pour les apporter à ses amis enfermés. Car le charme de ce livre, c'est de nous laisser découvrir la nature mutine, candide et samaritaine de son auteur. Aux aguets des esseulés, elle les amadoue, les séduit. Elle fait signe à des vieux oisifs qui la surveillent derrière les vitres d'une maison de retraite. Elle s'enhardit, pénètre dans leur repaire, et met à profit cette effraction pour venir déposer son écoute à leurs pieds. Le thème de l'importance du toucher reviendra sur les lèvres d'une prisonnière interviewée, qui voit sa propre personne s'évanouir faute de contacts physiques, de poignées de main, de baisers sur la joue. Tout est suspect aux royaumes des internés où l'homosexualité doit bien régner. L'abstinence ultime, la privation de l'acte d'amour, est exprimée de façon poignante par ces vers de Nazim Hikmet, en 1941, époque où il était emprisonné :
On nous a volé le droit d'engendrer...
Vaincre la mort dans une matrice féconde
Procréer avec toi mon amour
Il m'est interdit de toucher à ta chair.
Faute de touchers réels, des fantasmes s'installent chez le prisonnier et l'interné, qui se sentent désormais marqués à vie. Lorsqu'ils sortent de leur purgatoire, quelqu'un ne va-t-il pas déceler leur tatouage moral ? « C'est écrit sur mon front, ou bien sur mon dos. Je me sens marquée comme par cette fleur de lys qu'on chauffait dans les chairs », confie une ancienne détenue. Davantage encore que l'emprisonnement, le passage en psychiatrie vous marque : on est classé. Dans une maison de repos, on entre comme dans les ordres : sans risquer les affres de la sortie. Mais la prison comme l'asile d'aliénés, après vous avoir dépouillé de la prise en charge de vous-même, vous rejettent sur le trottoir. « A l'intérieur, j'en souffrais à fond, mais sortir, c'est paniquant. Qu'est-ce qui se passe ? Tout va vite. La sirène d'ambulance vous menace. Et même l'uniforme du facteur vous panique. » Quand on est enfermé, le rêve est salvateur, ne peut vous être ôté. Ainsi le ressentait Robert Brasillach, dans la prison de Fresnes, en 1944 :
Vienne la nuit que je m'embarque (...) Voici la mer voici la Seine Voici les fraîches joues des miens. Malgré la densité du récit écrit et oral, malgré le foisonnement d'exemples de la vie d'autrui, on voudrait prendre Sophie Buyse par l'épaule, et lui dire : « raconte-moi encore plus de toi ». Mais elle nous ramène inexorablement vers les autres.
Lise Thiry