France BOREL
Confidences vénitiennes (Les derniers jours du Titien)
La Renaissance du Livre
2004
107 p.
Autoportrait dans le miroir
Le Titien se sent vieux, il se dit centenaire, son corps est celui d'un vieillard. En réalité, il est mort à 86 ans mais peu importe ; il vit en reclus dans sa demeure vénitienne, assisté discrètement par son fils Orazio (le reste de sa famille a disparu) et veillant jalousement sur cette solitude qu'il désire à l'atelier — il a même fait construire une échelle escamotable qui empêche toute intrusion. Oui, il est vieux mais sa passion pour la peinture est restée intacte, aussi intense qu'au premier jour, une passion qui n'a pas d'égale, pas même celle qu'il a pu entretenir pour quelques jouvencelles ou pour Fiorenza. Fiorenza qu'il a éperdument aimée, qui a été sa muse, qu'il a dessinée sous toutes les coutures, scrutant sa chair au plus intime ; Fiorenza dont il a utilisé le visage et le corps dans de nombreux tableaux ; Fiorenza qui a disparu un jour sans plus jamais réapparaître ; Fiorenza dont il a scellé les dessins dans les murs d'une église. Le Titien philosophe sur les mystères de la chair et l'énigme de la peinture, deux choses qui ne s'enseignent pas mais demandent à être vécues et pour lesquelles l'expérience d'une vie reste somme toute bien courte. Mais il n'y a pas que Fiorenza, il y a aussi les souvenirs de Paris et de la cour de François Ier, ou ces portraits de Charles-Quint, quelques jeunes femmes croisées qui auront, sans le savoir, servi de modèles pour des Vierges, des anges ou Danaé. Il y a encore ce père vu comme un géant puis retrouvé, à l'âge mûr, comme un petit vieillard et Valerio, le premier maître, chez qui Titien brisa volontairement un sablier, se causant, à la main, une cicatrice toujours visible. L'âge et les rides sont venus mais le désir de peindre demeure. En ces derniers jours, il décide de faire son autoportrait, de se regarder dans un miroir, chose qu'il n'a plus faite depuis longtemps. Lui qui traque la beauté et parvient à rendre l'image d'un parfum veut encore figer l'état de sa dégradation et prépare, pour ce faire, une toile de la même dimension que le miroir encore masqué d'un tissu noir.
Je ne quitte plus les bras de la lagune. Voilà, merveilleusement résumé, l'attachement du Titien à Venise, à sa lumière et ses reflets, à sa passion des belles femmes et à cet écho charnel qu'il crée avec ses pigments dans le secret de l'atelier. France Borel (mais elle s'en explique en avant-propos) prend quelques libertés avec la réalité historique mais il faudrait être un spécialiste bien tatillon pour le lui reprocher. Venise, souvent utilisée comme cliché, n'est ici qu'un fantôme extra muros, une sorte de... toile de fond aux réflexions d'un peintre alimentées par une romancière très au fait des choses de la peinture et qui a, habilement, trouvé l'homme et le lieu qui servent à la fois son désir de fiction et son propos esthétique. De la volupté du modèle allongé qui inspire le désir aux saveurs du tableau accompli toujours visible cinq siècles plus tard, France Borel trace le chemin sensuel avec une gourmandise pour la beauté.
Jack Keguenne