Eddy DEVOLDER
La ligne de partage
éd. Esperluète
2003
137 p.
L'autre côté de soi
Le narrateur, aussi loin qu'il s'en souvienne, refusait d'aller à l'école. Lui qui, déjà, n'avait pas de mère, ne voulait pas quitter sa famille, quitter Fumes pour un internat où il lui faudrait, en plus, apprendre le français. Sa grand-mère trouvera néanmoins les mots pour le convaincre et son père lui offrira une reproduction sous cadre de verre d'une Madone de Roger de la Pasture qui ornera désormais sa table de nuit. Le petit garçon qu'il est alors ne comprendra rien, sinon qu'il sera marqué à vie, qu'il sera toujours le traître ou l'exclus, celui dont on pourra toujours dire, selon que l'on prenne en compte sa langue ou son origine, qu'il est de l'autre bord. Et puis il lui faudra composer avec cette religion qui règne à l'école ; elle ne l'indispose pas mais rien ne l'y avait préparé et elle lui restera étrangère. Enfin, il y a cette ligne tracée au sol de la cour de récréation et que Sœur Godelieve interdit de dépasser ; d'un côté peuvent jouer les garçons, de l'autre les filles. Voilà déjà bien des frontières, des séparations, des territoires inconnus pour entrer dans la vie. Pourtant, tout ne se passera pas trop mal. Les jours de congé, le père sera là, ponctuel, qui l'emmènera dans son camion, sur les routes, au hasard de son petit commerce, puis dans la maison acquise qui restera toujours en chantier. Le temps passera, les études se poursuivront, la vie se construira sur des deuils, après ceux de cette mère inconnue ou de ce frère mort, et sur des découvertes ; ainsi de l'enchantement que procure la lecture, ainsi des désirs et des désillusions qu'aiguisent les femmes. Le roman s'arrête à l'arrivée à l'âge adulte.
Après La Russe et Anna Streuvels, déjà écrits sur le même registre, Eddy Devolder donne ici un troisième roman troublant dont je suis bien en peine de dire s'il relève de la fiction ou de l'autobiographie. Mais c'est exactement là tout le mérite de l'auteur et toute la qualité de ce livre de faire le récit de cette éducation en ne donnant pas d'autre clé que celles qui appartiennent au roman et en laissant au lecteur ses latitudes de jugement ou de réflexion. En effet, Devolder raconte de manière méthodique, chronologique, événement après émotion, une vie en cours. Il s'en tient aux faits et anecdotes (à cet égard, il est bien servi par les illustrations de Petrus De Man qui restent littérales, sans interprétation) et ne pratique aucun recoupement ou retour en arrière ; le narrateur est piégé dans sa logique de vivant — grandissant, viellissant — et n'utilise jamais l'expérience d'un moment pour agir à un autre ; ce point de vue est laissé à l'appréciation du lecteur. Dans la rigueur du compte rendu de cette vie, Devolder permet au lecteur cette empathie, cette reconnaissance d'un premier émoi amoureux ou le souvenir d'une promenade à vélo, mais il laisse aussi cette perméabilité qui amène à juger le héros sur pièces et oblige en retour à s'analyser. Toutes les vies s'inventent comme des romans, s'élaborent dans la banalité et s'adossent aux contingences. Au plus secret de nous, il ne s'agit que de mettre en œuvre la vraisemblance.
Jack Keguenne