Michel GHEUDE
Le catalogue de la déroute
La Renaissance du Livre
2003
271 p.
La pureté (n'existe pas)
Le Recteur de l'université a été enlevé par les Lumières, une secte d'intégristes moraux. Les Lumières réclament, en échange de la vie du Recteur, la libération du professeur Mathias, leur maître à penser, leur gourou emprisonné. Ils s'étaient pourtant d'abord manifestés comme d'audacieux farfelus, des potaches qui, à la rigueur, faisaient montre d'un peu trop de suite dans les idées : « Deux clients sont enlevés à la sortie d'une maison close. Ils sont emmenés, les yeux bandés, dans une banlieue. Badigeonnés de goudron et recouverts de plumes, ils sont lâchés au petit matin sur l'autoroute sud, en direction de la ville. (...) Succès considérable. Fou rire général. » Le plus extraordinaire en effet est que les Lumières sont approuvés, soutenus, que « tout le monde leur trouve de l'humour, de la gaieté, de l'invention, un sens aigu des médias, une morale positive ». Une partie de la population prend part à leur entreprise de restauration morale. Elle étudie « la théorie de la nouvelle pureté », se livre à la délation. Les couples illégitimes sont humiliés en place publique, fustigés, châtiés. La « Grande Foire d'été » devient foire aux châtiments des perversités, des plus vénielles aux plus inavouables.
Dans sa geôle, le Recteur est confronté cruellement à ses ambiguïtés. Lui qui se nomme JC, lui qui a bâti sa réputation académique sur l'étude des anges, est aussi l'auteur présumé d'un roman, L'épouse, paru anonymement sur le serveur de l'université et où il raconte, avec force détails, le vieillissement, l'alourdissement, l'enlaidissement et l'abêtissement d'une femme qui ne peut être que la sienne. Il est torturé en conséquence : Blanche, une jeune membre de la secte, est chargée de le laver, de l'alimenter et, surtout, de le tenter. Elle est, devant lui, la Femme ; elle est le Sexe — nu, offert, superbe, inaccessible. En outre, elle lui ordonne d'écrire à l'épouse bafouée, afin de remettre sa vie entre ses mains, alors qu'évidemment, désormais, celle-ci le déteste. Par la suite JC, que les Lumières ont condamné à mort, qui n'a par conséquent plus rien à perdre, se met à son tour à dénoncer tous azimuts : « JC règle ses comptes. C'est parti. On ne l'arrêtera plus. Trente ans de carrière. A fréquenté tous les nantis. Tous les partis. Connaît les dessous de toutes les success stories. Sait qui a couché avec qui. Qui a payé le prix. Qui a porté le chapeau pour qui. » Et, de fait, personne n'est épargné dans le Catalogue de la Déroute de Michel Gheude. Le foutre a giclé ; le sang a coulé à sa suite — et nul ne dirait plus, façon Apollinaire, que « (le) sang c'est la fontaine ardente du bonheur » ; personne non plus n'avancerait qu'il a pu échapper à l'impureté. La narration est ici encadrée par deux dialogues, le premier sur l'enlèvement du Recteur, l'autre sur la fin des Lumières : c'est la voix des quidams, le murmure du monde — et, dans le second dialogue, le murmure de ses hypothèses, de son ignorance, d'une connaissance des faits réduite en conjectures. Au cours du récit proprement dit, Michel Gheude s'efforce d'épouser la pensée des protagonistes successifs, d'entrer dans le profus et le décousu de leur pensée. Il a dès lors recours à une syntaxe volontairement heurtée, où abondent les phrases nominales, et à un processus d'accumulation : un mot en entraîne un autre par son sens mais aussi par ses sonorités : « Tous finissent par craquer. (...) Tous ceux qui ont réglé leur attitude sur l'air du temps. Qui se conforment. S'adaptent. Adoptent la nouvelle austérité. La nouvelle moralité. » Le langage n'est donc pas non plus innocent, et maints passages du Catalogue de la Déroute pourraient d'ailleurs faire penser au style de Pubères, Putains de Jean-Pierre Verheggen — récit qui racontait, rappelons-le, un éveil à la sexualité. Toutefois, si la pureté n'existe pas, si ses zélateurs se transforment souvent très vite en criminels, je ne crois pas pour autant que l'obscénité généralisée qui frapperait la société soit, autant que semble le laisser entendre Michel Gheude, seulement animée par le sexe : il y a sans doute une autre obscénité, qui est celle de la bêtise, de l'inculture, et de la marchandisation de tout.
Laurent Robert