Jean SLOOVER
Manuel de survie à la pensée unique
Editions Labor - Editions Espace de Libertés
coll. Liberté
j'écris ton nom
2001
95 p.
Continuons le débat
Sur le papier, le programme est alléchant : voici donc un petit livre à vocation pratique — un « manuel de survie » — qui se donne pour objet de réfuter les lieux communs de la « pensée unique », entendons par là l'idéologie néolibérale, reflet et instrument du capitalisme contemporain, lequel entend faire partager par tous son credo, imposer sa vérité comme si elle était la vérité. La forme choisie ne l'est pas moins : recenser un florilège de pseudo évidences (« Le marché se régule de lui-même », « II faut développer la flexibilité », « Avec internet, nous sommes tous frères », etc.), et en démonter, en un ensemble de courts chapitres, les sophismes et les amalgames. A l'heure où la survie, tant de l'espèce que de l'individu, est devenue un problème majeur, à l'heure d'autre part où la mondialisation fait l'objet d'une remise en cause tous azimuts, on ne peut donc à priori que se réjouir d'avoir entre les mains cet essai signé par Jean Sloover, licencié en sciences politiques, chroniqueur à Alternatives économiques, au Soir et au Vif L 'Express. Pourtant, à mesure qu'on avance dans sa lecture, la perplexité s'installe, pour faire place à une certaine déception, voire à une certaine irritation — déception et irritation à la mesure de l'attente suscitée. Ce malaise tient à plusieurs raisons. Tout d'abord, plus qu'une réflexion construite, l'ouvrage donne l'impression d'une suite d'articles mis bout à bout, où les mêmes thèmes reviennent s'entrecroiser sans grande rigueur, et dans laquelle le rapport entre l'énoncé et sa réfutation n'apparaît pas toujours avec évidence. Ceci explique sans doute pourquoi le discours est émaillé de « certes » et de « mais », termes qui, plus qu'une véritable articulation du discours, semblent seulement ici destinés à en reproduire l'apparence extérieure. Dans le même ordre d'idées, on peut s'étonner, dans un essai qui dénonce, à juste titre, les méfaits de l'ultralibéralisme (en particulier dans sa forme extrême représentée par le courant « physiocratique », dont les tenants prônent le non-interventionnisme de l'Etat au nom d'une régulation « naturelle » des processus économiques), — on peut s'étonner, disions-nous, d'y trouver en abondance, précisément, des métaphores « naturalistes ». Il y est en effet question, à chaque détour de page, du « fruit amer de l'indifférence » (ou du « fruit acre de la nécessité »), des « blessures » infligées par l'homme à la nature, de la « puissante crue des préoccupations écologistes », des « tourbillons fantasques de l'air du temps », et ainsi de suite. Ou encore, évoquant les difficultés de « l'aventure européenne », l'auteur écrit : « Les aléas du grand large sont inévitables. Raison de plus pour ne pas prendre la mer avec un navire inachevé... » Que le recours à la métaphore puisse, à l'occasion, donner un coup de pouce à la pensée rationnelle, soit. Mais quand il devient systématique, on est en droit de se demander ce qu'il en est de la rigueur de l'analyse. Et si, derrière les envolées lyriques, les tirades humanistes et le volontarisme du propos, on n'est pas en train de nous jeter de la poudre aux yeux... Car il faut bien le dire : cette réalité dont on nous parle, et qui est aussi (souvent douloureusement) la nôtre, nous avons parfois du mal à la reconnaître. Sous la plume philosophique de Jean Sloover, le monde a tendance à devenir une chose fâcheusement abstraite. Passe encore lorsqu'il s'agit de dénoncer les aberrations du libéralisme économique à tout crin. Là où cela devient plus gênant, c'est lorsque l'auteur nous exhorte à faire preuve d'imagination pour trouver de nouvelles solutions : « Réinventer le lien familial, réinventer la place de la famille, trouver des lieux d'échange entre les générations, entre les gens qui ne sont pas du même foyer, etc. Nous devons investir dans des lieux qui font du sens, qui font des liens. C'est une des façons, pour nos sociétés, de faire basculer la consommation vers quelque chose qui sera plus créatif d'amour. » Sur le fond, difficile de ne pas souscrire à de tels propos. Mais comment ne pas voir que ces changements que l'auteur appelle de ses vœux dans de généreuses tirades, la société réelle les met en pratique depuis longtemps. C'est que « les gens » n'ont jamais attendu les penseurs pour réinventer leur vie. Pour beaucoup d'entre eux, ils n'ont d'ailleurs guère le choix : le seul mot d'ordre qu'il leur est donné d'entendre, ce n'est pas « connais-toi toi-même », c'est plutôt « marche ou crève ». N'est-il pas plus pertinent et plus urgent de recenser et d'analyser, avec humilité et lucidité, la réalité concrète de ces changements, plutôt que de les invoquer comme on invoque les dieux ou le destin, ou comme on conjure les phénomènes surnaturels ?
Il y avait, dans cet ouvrage, la matière d'un véritable et important travail de mise au point. On se contentera d'y trouver de nombreuses références, d'utiles rappels historiques, et tout de même, ça et là, quelques analyses intéressantes. C'est un peu maigre comme bilan : dommage.
Daniel Arnaut