Yves NAMUR
Les Ennuagements du cœur
Paris
Lettres vives
coll. Terre de poésie
2004
95 p.
La réponse du poème
Yves Namur est un homme-orchestre de la poésie : directeur et fondateur des éditions du Taillis pré, nées voici vingt ans1, chroniqueur au Journal des poètes, éditeur d'anthologies (dont Un siècle de femmes réalisé avec Liliane Wouters), il a écrit une trentaine de recueils, traduits pour certains dans plusieurs langues (dont l'allemand, l'espagnol, le chinois, l'hébreu...). Mais sans doute est-il d'abord avant tout un infatigable lecteur de poésie. C'est ce dont témoigne notamment son dernier livre, Les Ennuagements du cœur, paru aux éditions Lettres vives : Yves Namur y multiplie les épigraphes et les citations et y montre la variété de ses goûts (Holderlin, Bobin, Jean-Claude Renard, Celan, Israël Eliraz, Jacqmin, Salah Stétié). Certains de ses poèmes ont pour matrice une formule empruntée, qu'une note rend avec élégance à son propriétaire. Cela dit, malgré ses appels aux confrères, ce recueil bénéficie d'une belle cohérence et l'on y retrouve les thèmes de prédilection de l'auteur. La question qui obsède Yves Namur est celle du néant, ou plutôt d'une subtile dialectique du rien et du tout. Sans doute est-ce pour cela que sa poésie a été souvent qualifiée de mallarméenne. Car, pour le reste, l'influence de Mallarmé ne me semble pas évidente : Namur, même s'il recourt à de très nombreuses métaphores, n'a en tout cas rien d'un hermétique. Et la première sensation que donne la lecture de son recueil est une sensation de douceur, de paix intérieure, et non d'angoisse mallarméenne. A y regarder de plus près, sa conception du néant elle-même est aux antipodes de celle de l'auteur du sonnet en X. Le néant, chez celui-ci, est lié au vertige formel de sa propre écriture. Chez Namur, il s'agit, dans Les Ennuagements du cœur, d'une sagesse aux accents spirituels, échos lointains de Plotin ou de Denys l'Aréopagite — même si le langage y a aussi sa part. L'absence, le vide, le silence, le manque jouent chez lui le rôle d'une valeur. Mais celle-ci est impossible à cerner. Elle paraît tour à tour négative (« Tant l'effraya le cœur vide de l'homme / Et cette absence qui l'habitait encore »), positive (« Une rose s'est ouverte au grand vide, / [...] / Une rose vide / S'est ainsi ouverte au lointain / Et / Aux regards de L’autre. »), neutre (« Celle qui occupe les espaces vides / Et celle qui occupe les espaces pleins ») ou, contradictoirement, dans deux vers qui se suivent, détruite et porteuse d'espoir (« [..] les silences brûlés / Et la verte promesse du vide »).
Cette ambivalence trouve écho dans une étrange confusion produite entre la réalité et le langage. Souvent, en effet, les mots prennent ici place parmi les choses : « Une voix [...] marche avec les oiseaux au-dessus du mot vert, / Au-dessus du grand pré [..] ». Parfois, ils paraissent ne référer qu'à eux-mêmes, dans des formules tautologiques comme en emploie aussi Jacques Izoard : « [...] rose dans la rose / Ou montagne dans la montagne », « Que la lumière soit enfin / Dans la lumière ! » Cette présence du langage servirait-elle à résoudre la question du rien et du vide ? « Là / Où se croisent peut-être la parole / Et l'éternité retrouvées, / Là, / Au centre de personne, / Au centre de nulle part », écrit Yves Namur en faisant référence, cette fois, à Rimbaud. La parole (poétique ?) serait donc à chercher au centre de l'absence, c'est-à-dire, sans doute dans l'indicible. Un autre passage semble confirmer cette hypothèse : « Entre les deux [penser et ne pas penser] / Se tient peut-être un long silence, / Et cette part infime / De celui qui se cherche encore dans le poème. »... Le prudent « Peut-être » que contient ce vers montre qu'à priori, Yves Namur se méfie des solutions et préfère en rester aux questions : « Et moi, / Poète qui n'ai réponse à rien [...] », avoue-t-il dans le dernier texte du recueil. Mais si l'auteur fait vœu de modestie, ses poèmes, parfois, se montrent plus ambitieux que lui. Sans l'air d'y toucher, ils donnent ça et là des réponses qui surprennent le lecteur et qui donnent une nouvelle portée à la problématique de l'indicible. A deux reprises, en effet, une leçon clôt une section du recueil : « Seule une rose peut faire grandir un poème / Et le cœur d'un homme » et « Seul importe vraiment le regard du dedans ». N'allons pas croire que la rose soit ici un motif inoffensif, car il arrive qu'elle soit comparée à un symbole à la tonalité extrêmement grave : à des « cendres / Qui se souviendraient encore de l'étoile jaune. » Inutile d'épiloguer ici longuement sur la célèbre formule selon laquelle toute poésie est impossible après Auschwitz. Soulignons seulement qu'Yves Namur tend à prouver exactement le contraire : parce que, plus que toute autre forme d'expression écrite, elle est capable d'éviter les significations arrêtées, figées, écrasantes, qu'elle sait, justement, presque dire l'indicible, la poésie permettrait d'évoquer ce qui n'aurait pas dû avoir lieu.
Laurent Demoulin