Dominique LAMBERT
Un atome d'univers. La vie et l'œuvre de Georges Lemaître
Malines
Ed. Lessius
Bruxelles
Racine
1999
372 p.
L'univers hésitant
Un Monseigneur en soutane, physicien et thomiste, calcule les trajectoires des nébuleuses dans des laboratoires américains, tandis qu'il mène la vie secrète des Amis de Jésus. En 1925, à 31 ans, Georges Lemaître vit dans l'univers d'Einstein, statique, sans expansion ni contraction. Pour compenser l'effet centripète de la gravitation, Einstein a dû introduire dans ses calculs une « constante cosmologique » non encore observée, mais qui satisfait la formule si l'on veut s'accrocher à la notion d'univers immobile. Or le télescope de l'astronome américain Hubble perçoit des nébuleuses d'étoiles dont les signaux éloignés indiquent qu'elles demeurent au-delà de notre galaxie. Nous ne sommes donc plus le seul univers-île dans le monde. Bien plus, ces îles d'étoiles se déplacent par rapport à nous et nous envoient des signaux de plus en plus rouges selon leur éloignement. Ces mouvements ne sont pas des balades erratiques et Lemaître calcule qu'elles courent comme si elles étaient solidaires d'un espace sphérique qui gonfle avec le temps. En 1929, Hubble étudie la vitesse de la fuite des nébuleuses, mais en conservant l'hypothèse que les nébuleuses sont des wagons qui parcourent notre paysage universel figé — des étoiles qui traversent la scène de notre théâtre selon des lois mathématiques strictes. Mais Lemaître raffine son hypothèse de l'univers en expansion en proposant qu'il ait démarré à partir d'un rayon nul puis effectué une croissance instable où les forces d'expansion lutteraient contre la gravité, jusqu'à atteindre un palier d'hésitation entre les deux forces. Là, après une hésitation entre celles-ci, l'univers aurait opté pour une croissance accélérée. Ce schéma complexe est imposé par les hypothèses sur la date de naissance de l'univers : il ne faut tout de même pas que les calculs fassent naître notre terre avant le reste de l'univers ! Toutefois, les calculs de Lemaître sont compatibles aussi avec l'hypothèse d'un univers-phénix qui oscille continuellement d'un rayon zéro vers un maximum, puis se recroqueville jusqu'au point zéro et renaît de ses cendres pour un nouveau cycle. L'option pour un univers hésitant placera Lemaître en position délicate devant l'église, car cet univers doit avoir un point de départ initial auquel Lemaître donne l'étiquette d’atome primitif. Cet atome physique initiateur du monde chatouille désagréablement les oreilles épiscopales. Le Monseigneur physicien s'en tire de façon bizarre : le Dieu caché reste caché même dans le début de la création ; c'est un dieu discret refusant toute manifestation de sa puissance... Dans la biographie qu'il consacre à ce brillant personnage d'origine carolorégienne, Dominique Lambert, lui-même physicien et philosophe, trace aussi la vie catholique de l'époque, et notamment la vie quasi clandestine, assez élitiste, de cet Etat dans l'Etat que représente la Fraternité des Amis de Jésus. Lemaître y adhère avec fidélité, mais en traitant avec désinvolture les détails institutionnels.
Lemaître marquera la science de bien d'autres « trouvailles », selon son expression. Elles sont trop subtiles pour pouvoir être décrites ici, mais dans son gros volume de 375 pages, le biographe aurait pu manifester de plus fructueux efforts de vulgarisation. Il nous fait par contre pénétrer avec bonheur dans la méthode de travail de cette personnalité à double face, qui revendique à plusieurs reprises son droit à poursuivre deux chemins parallèles, celui de la religion et celui de la science, sans que la première voie intervienne dans l'interprétation des résultats. Lemaître n'engendre pas ses trouvailles au cours des longues périodes de retraite religieuse. Ce n'est pas un méditatif qui chemine sur la piste scientifique. Il a besoin au contraire d'échanger des idées, de se confronter à d'autres. La contestation des plus grands (Einstein en particulier) éveille chez lui des intuitions clairvoyantes. « II cherche comme il joue au tennis, à coups de revers géniaux. » Mais, comme c'est souvent le cas des génies, ses visions vont dans le sens d'une simplification. Pour démontrer des trajectoires mathématiques d'étoiles, son originalité consiste à les regarder, sur le papier, d'un autre angle. En changeant les axes de coordonnées de son graphique, il imagine de nouveaux observateurs. Pascal se gaussait de l'homme présomptueux qui part à la recherche de la nature comme s'il avait quelque proportion avec elle. Le cosmologiste Lemaître, au contraire, voit l'univers « comme intelligible et étrange à la fois ». Toute idée vient du réel puis doit dépasser le fait et suivre l'élan naturel de la pensée. Mais il faut reprendre fréquemment pied avec l'expérience, car l'univers étrange joue des tours à notre pensée. « Si le monde de la science était exactement ce que nous en attendions, nous apprendrait-il quelque chose ? » A la fin de sa vie, Lemaître est la proie de passions changeantes ; ses étudiants souffrent du jaillissement aléatoire de ses idées. Il semble qu'il ait perdu le gouvernail des intuitions qui ont fait le succès de sa vie. Envers les grands esprits, plus encore qu'envers les nigauds, un rôle majeur du cerveau consiste à exercer une inhibition sur ses propres activités. Il fait des tris sous peine de voir notre vie mentale cahoter dans la confusion. Chez Lemaître, l'action inhibitrice du cerveau s'est fatiguée la première.
Lise Thiry