Béatrix BECK
Confidences de gargouille
recueillies par Valérie Martin
La Meslée
Grasset
1998
295 p.
La fraîcheur de la liberté
Tournée la dernière page des Confidences de gargouille — titre insolite, intrépide et moqueur que seule pouvait oser Béatrix Beck — un mot me monte aux lèvres : fraîcheur. Du regard, de l'esprit, de l'âme, du verbe. Et je suis en heureuse compagnie : Roger Nimier trouvait à Béatrix Beck des vertus de petite fille qui étaient la fraîcheur et la méchanceté. Je dirais plutôt : la férocité. Allègre et juste, drôle et incisive.
Alors que la plupart de ces livres composés à partir d'entretiens s'avèrent décevants, tantôt fades à force de (fausse) modestie, de prudence et de banalité, tantôt irritants d'égocentrisme et de fatuité, celui-ci vous saisit tout de suite par son ton vrai. Son naturel. Sa façon d'aller son chemin, discrète et têtue, parfois dure, toujours honnête. Pas une coquetterie, une affectation, pas un moment creux dans ces presque trois cents pages de propos vivants mais écrits, apparemment décousus mais touchant à l'essentiel, tels que nous les restitue la journaliste qui en fut à la fois l'instigatrice, le témoin vigilant et la subtile interprète. Valérie Marin La Meslée a su apprivoiser Béatrix Beck, le guider dans la retraversée d'une vie et d'une œuvre, et nous faire partager cette authentique rencontre avec intensité, respect, amitié. Au cœur de cette vie, la passion pour la littérature, ancrée dès l'enfance (Pour moi, tous est littéraire dans la vie. C'est un point de vue. Au lieu de penser aux choses en elles-mêmes, je les pense toujours par la littérature) Le culte des mots. Du style, découvert avec André Gide dont Béatrix Beck devait être beaucoup plus tard la dernière secrétaire et qu'elle évoque avec une perspicacité sensible. Cernant bien la manière qu'il avait d'être à demi sincère ; d'emblée prêt à accorder son attention à autrui mais prompt à s'en lasser (Avec Gide, on se sentait en pleine insécurité). Mesurant exactement sa dimension : Je ne dirais pas de lui qu'il est un grand écrivain tel que Proust, Joyce, Kafka ou Genêt. Gide est un grand styliste. Il l'avait encouragée à la sortie de ses premiers romans (Earny, en 1948 — elle avait 34 ans — suivi d'Une mort irrégulière) mais il était mort quand le troisième, Léon Morin, prêtre, reçut le Concourt et la rendit célèbre. Succès unique dans une carrière jalonnée de prix, souvent prestigieux, mais vouée aux tirages modestes, ce qui ne l'affecte nullement : il lui plaît d'être considérée comme un « écrivain populaire pour happy few », de même qu'il lui convient de vivre seule — à la campagne, à égale distance de Dieppe et de Paris, depuis plus de quinze ans — et d'avoir peu d'amis. Si la littérature, et l'art en général, crée pour combler une faille, transmuer une douleur fondamentale, la sienne puise sa source dans l'enfance, marquée par l'absence du père, à peine connu mais adoré, vénéré, et auquel elle s'est identifiée, et par l'étrangeté, au bord de la folie, d'une mère avec qui sa relation fut intimement faussée, manquée.
Christian Beck, mort de phtisie galopante quand Béatrix n'avait pas 2 ans, écrivain, ami d'André Gide, était belge. Kathleen Spiers, sa jeune épouse, de souche irlandaise. Née en Suisse, déclarée de nationalité belge, mais ayant passé le plus clair de sa vie en France, à l'exception d'une courte parenthèse en Belgique puis en Angleterre, entre 1945 et 1948, Béatrix Beck a multiplié les démarches, durant près de vingt ans, pour obtenir la nationalité française, qui lui fut acquise en 1955. Grâce a la langue, explique-t-elle, je me sentais française, malgré mes origines diverses. Si d'aucuns la comptent toujours parmi les auteurs belges de langue française, c'est à son corps défendant : écrire en français fait de vous, à ses yeux, un écrivain français. Vieille querelle, qui semblerait vaine si elle ne touchait à de secrètes blessures...
Ce qui importe, c'est l'indépendance de pensée, d'allure, de parole d'une femme qui reconnaît le plus naturellement du monde qu'elle est une marginale. Incapable de faire un pas en avant vers l'autre, de consentir à des concessions, de chercher à plaire. Se tenant à l'écart du milieu littéraire, elle ne fit qu'une apparition au sein du jury du Fémina : compromissions et mondanités ne sont pas son fort !
Veuve à 25 ans, avec une petite fille, elle a mené une existence précaire, sauf quelques années dans le sillage du Concourt, et n'a jamais pu se passer d'un « second métier », qui varia selon les époques : ouvrière, femme de ménage, employée de bureau, journaliste, professeur invité dans des universités des Etats-Unis et du Québec... Ce temps volé à l'écriture ne lui inspire pas d'amertume. Si obsédée qu'elle soit par la littérature, la maternité a compté davantage encore pour elle, les noms de sa fille Bernadette, de sa petite-fille Béatrice, reviennent souvent au fil de ce récit-témoignage, et elle se définit comme masculine et maternelle. Complétons le portrait : incroyante à l'esprit religieux, vivant hors de l'église, telle une gargouille : à l'extérieur, mais attachée à elle. Attirée par tout ce qui est fantastique ou féerique ; par les contraires, les extrêmes, qu'elle aspire à réunir.
Se méfiant du sentimentalisme (Le cœur ne sait pas écrire, affirme-t-elle sans ambages !), elle trace pourtant un portrait vibrant de Roger Nimier, si différent d'elle par sa manière d'avancer dans la vie en dansant, sa légèreté, ses dons éclatants. Un prince charmant, Nimier, très beau, très intelligent, très cultivé, très désinvolte, très désespéré. On est ému par l'affection inattendue qui les lia. On l'est aussi par la traversée du désert que Béatrix Beck endura entre 1967 et 1977 (refus de deux manuscrits par Gallimard et d'autres éditeurs, chômage, dépression), avant une nouvelle saison féconde : La décharge, Josée dite Nancy, Un(e), Plus loin mais où... On l'est surtout par la force des mots simples et drus qui résument son métier d'écrivain : Il y a littérature quand il y a dépassement. (...) Pour moi écrire est un acte de liberté. (...) Allonger, oui, délayer, jamais. Et l'on souscrit sans hésiter à l'avis d'André Gide, écrivant d'elle à Roger Martin du Gard : Elle est des plus attachantes sans rien faire pour attacher.
Francine Ghysen