Nathalie GASSEL
Eros androgyne. Journal d'une femme athlétique
Namur
Editions de l'Acanthe
coll. L'Instant
2000
104 p.
Le corps équivoque
Nathalie Gassel est championne de boxe thaïlandaise et adepte du bodybuilding. Elle fréquente les salles d'entraînement, s'exerce, soulève des poids. Patiemment, elle sculpte un corps auquel elle porte une attention extrême : elle évalue la dureté des muscles, leur gonflement pendant l'effort. Elle s'admire sans vergogne, est consciente de la forme de beauté, ni mâle ni femelle, qu'elle représente. Elle se regarde et observe aussi les autres corps ; elle les aime pour leur ambiguïté, pour l'espèce d'indéfinition que procure finalement l'activité physique. Nathalie Gassel écrit : ce que nous savons d'elle provient de cet autre exercice auquel elle s'astreint. Avec une égale rigueur, elle consigne ses observations, qu'elle entremêle de songes éveillés, de désirs, de fantasmes assouvis ou non : « J'enlace cette femme qui porte une robe courte, collant au corps dans je ne sais quelle plastique vestimentaire moderne, au toucher chaud, épais comme une coulée, couleur de l'or, une femme culturiste asiatique de petite taille, belle à s'y méprendre comme un travesti, comme une putain. Aux pommettes saillantes, au nez épaté, au visage dur. Nous n'avons pas la même langue, nous n'échangeons que des gestes contre nos corps, des étreintes lourdes. » Elle déploie ce qu'il convient d'appeler une érotique, sans chercher l'effet littéraire, sans transformer en images poétiques ce qu'elle conçoit en gestes, en postures, en membres et chairs toujours à conquérir. Par son style résolument sec, par l'indigence affectée de son écriture, elle distancie les scènes décrites, les porte en fait aux confins de la réalité : le lecteur se découvre alors égaré volontaire entre le réel et le rêve, dans un univers foncièrement équivoque — parce qu'on ignore ce qu'il faut croire, parce qu'on ne sait pas non plus qui, de l'homme ou de la femme, suscite d'abord le désir.
Nathalie Gassel est une athlète. Le sport s'avère sous sa plume absolument autre chose que ce qui fait qu'on le déteste. Il n'est pas une course effrénée à la performance. Il ne comporte pas d'obligation de victoire. Il ne s'érige pas en guerre du fric davantage qu'en lutte des corps. Il n'est qu'un ensemble d'activités par lesquelles un individu peut obtenir un surcroît de force, ou même le maximum de sa puissance physique. En outre, il confère au corps non le statut d'une machine à vaincre mais, pour Nathalie Gassel, celui d'un pur objet d'attrait sexuel : « Je colle mon corps, je plaque mes seins contre les leurs. (...) Ce pourquoi j'aime les corps d'athlètes (nos corps symétriques d'athlètes enchâssées) ? Les chemins du muscle, le gain de puissance et la place centrale du sexe ! »
Nathalie Gassel est écrivaine. Son Eros androgyne ne se réduit pas au carnet de bord d'une femme pour qui le sexe occupe une place majeure dans l'existence. Il comporte, à divers endroits, une mise en scène de l'écriture qui souligne combien l'auteure n'est, pour le moins, pas la dupe de ce qu'elle a transcrit sur la page. Dans le volet « Petits textes pornographiques », elle enchaîne les saynètes où la vénération du corps de l'autre s'exprime de manière particulièrement crue. Cependant, une brève notation peut, à son heure, rappeler que le texte n'est jamais la vie : « Vouloir l'entièreté du corps, jusqu'au sang, jusqu'aux tripes, au dépeçage. Lécher, la langue adhérant à la peau. Donner à cette langue une surface ample, une présence monstrueuse et forte. Et le sexe, la queue, avalée d'une traite, les testicules, léchées jusqu'au cul (...) Ma main est fatiguée des mots notés. Elle est lasse de vivre une lointaine figuration, voyant le Bic parcourir le papier, faisant simplement geste et acte d'écrire. » Certes, Nathalie Gassel en appelle à « la vigueur » puisque l'écriture est aussi un sport, qui nécessite un échauffement, y compris physique ; mais le point de rupture demeure le moment où les mots ne peuvent rejoindre la vie fantasmée, où par conséquent, hormis cette impuissance même, il n'est plus possible de rien dire : « Je connais trois instants d'elle, trois clichés dans un bikini fleuri, à couper le souffle. Et voilà, je bloque ici, je ne peux plus la décrire, il s'agit d'un rêve générique. » Dans les « Fragments et segments » qui concluent l'ouvrage, la « femme athlétique » tente d'analyser sa démarche. La discontinuité du texte permet de ne pas figer la pensée voire d'énoncer des idées contradictoires sans qu'une articulation nécessairement les justifie. S'il n'est probablement pas des plus heureux, le sous-titre de la section, « Envers et contre corps », semble indiquer, chez Nathalie Gassel, la présence d'une dualité : le corps est cet allié peu à peu façonné, cet outil à jouir, mais la pensée lui échappe, au pire elle risque même d'être par lui entravée, compromise. Certains aphorismes dénotent une véritable — et curieuse — fascination pour l'intellect, comme si un absolu d'un autre ordre, métaphysique peut-être, restait à atteindre : « Etre disponible à autrui, courir à son secours alors que nous aurions mieux à faire en restant avec nous-mêmes et y gagnerions l'intériorité. L'affectivité trouble la disponibilité à soi et aux idées. » Paradoxalement, ce sont surtout les descriptions les plus concrètes qui paraissent, au bout d'un temps, acquérir une dimension différente, comme si elles parvenaient malgré leur rudesse et leur verdeur .— ou, mieux, grâce à celles-ci — à témoigner de la beauté même. En revanche, les passages où l'auteure pense sa pensée ne convainquent guère, et invitent plutôt à reprendre le livre à son début.
Laurent Robert