Anne-Marie TREKKER
Femmes de la terre
Bruxelles
Bernard Gilson éditeur
1998
94 p.
Le livre berceau
Disons le tout de go : le récit d’Anne-Marie Trekker appartient à la littérature féminine dans ce qu'elle a de plus traditionnellement féminin. Elle y parle de sa matrilignée, de la terre, du ménage, du crochet, de l'enfantement... L'idée de départ n'est guère originale : une femme enceinte — et parce qu'enceinte — écrit sur son enfance et plus particulièrement sur sa grand-mère morte. Elle se sent habitée par elle et veut la garder vivante, en elle. Alternent de courts chapitres (comme dans le tricot, une maille à l'endroit, une maille à l'envers) : l'un sur le présent, l'autre sur le passé. Donc : un sur l'enfant à naître, un sur la grand-mère défunte, à faire renaître. On pourrait dire alors de ce livre qu'il est un berceau, ainsi que certains poèmes sont des tombeaux. Dans ce contexte, bien sûr, la métaphore de l'écriture-accouchement ne pouvait s'éviter, mais elle arrive régénérée — les mots comme liquide amniotique (et, ouf ! rien sur le temps de la gestation de l'enfant et de l'écriture). « Comme il m'arrive de le [l'enfant] mettre au monde avec les mots. Les mots écrits qui coulent et se roulent sur la feuille, envahissent l'espace blanc et baignent l'enfant. Ils l'entourent et le portent, l'entraînant dans la grande béance de la naissance. » Ils lui servent aussi à se souvenir. De la grand-mère, Nane, femme du peuple et de la terre ; d'un petit village nommé Thiaumont, situé près d'Arlon. Née d'Elisabeth, « servante chez les riches » et de père inconnu. Qui s'est mariée à dix-sept ans. Qui a eu des enfants morts, mais pas seulement. Anaïs la narratrice a passé avec elle, chez elle une grande partie de son enfance. Elle y a appris la vie à la campagne, une vie proche de la terre, des choses simples. Elle se remémore d'ailleurs une semaine type, avec pour chaque jour, ses tâches et ses plaisirs spécifiques : lundi, lessive ; mardi, repassage ; mercredi, petites tâches comme le reprisage des chaussettes ; jeudi, pâtisseries et pain ; vendredi, poisson et religion. Une vie bien réglée, que la narratrice se souvient pleine, utile, sans vanité aucune. Et c'est là qu'on se dit que sa vision du passé revêt tous les atours de l'utopie. Même si elle s'en défendrait, à coup sûr. Mais on a tous assez lu et vécu pour savoir que la vie des petites gens n'a jamais goûté le paradis. Que le paradis perdu n'existe pas. La représentation du monde que nous offre l'auteure est à la fois chrétienne, spirituelle (le temps aurait un déroulement cyclique), symbolique (analogie entre la terre et ventre maternelle). Voire traditionnelle (avec le sens entendu dans « société traditionnelle ») : l'ancêtre est vivant et son esprit habite le corps de la descendance. Anne-Marie Trekker, d'ailleurs, voit sa fonction d'écrivaine comme celle d'une passeuse, passeuse de la culture des femmes. Même si elle se sert aussi du récit dans le but plus égoïste de « sortir du chagrin », comme elle dit. Quitte à tordre le déroulement du temps, utiliser les mots comme embaumement et faire de sa mémoire une fiction, dirons-nous.
Michel Zumkir