Michel TORREKENS
Fœtus fait la tête
L'Age d'homme
2001
128 p.
Un monde en gris
On a oublié l'art essentiel, l'art de regarder, qui est tout l'art de vivre. Cette phrase de Paul Gadenne, citée par Michel Torrekens dans sa première nouvelle, pourrait être placée en tête de son recueil Fœtus fait la tête. Le deuxième, quatre ans après L'herbe qui souffre. C'est le monde de tous les jours, la vie quotidienne, surprenante sous des dehors familiers, que ce journaliste de quarante ans observe, d'un œil sans illusions mais non sans compassion, et qu'il nous dessine, en une quinzaine de brefs récits narquois, saugrenus, désenchantés. Écrits d'une plume simple et directe, qui parfois s'abandonne à la rêverie, effleure la confidence, frôle la poésie. Et que voit-il, qui rencontre-t-il, au hasard de ses voyages de navetteur dans des trains qui ne partent jamais à l'heure (et demain, qui sait, ne partiront plus du tout), de ses déambulations dans cette ville de pluie, de bitume et de béton, qui se prend pour la capitale des Etats-Unis d'Europe ? La solitude, aux visages contrastés. Ici, un insupportable hâbleur, importunant ses voisins de compartiment avec son portable crépitant d'appels, dont il apprendra fortuitement que son agitation vibrionnante n'était que pathétique mise en scène. Là, une sans-abri marmonnant sur un banc de square un charabia qui tourne à vide, fantôme déjà retranché de la foule des vivants, qui ne devra qu'à sa mort tragique, ô ironie, d'y reprendre fugitivement sa place. Plus loin, Jalil, quatorze ans, l'âge qu'il vaut mieux ne pas avoir ces temps-ci, confronté, dents serrées, au meurtre de trois jeunes Arabes et au suicide d'un professeur. Laurence, la sage bibliothécaire, qui soudain se révolte contre les livres qui l'étouffent, l'emprisonnent comme des barreaux, avant de redécouvrir qu'ils contiennent la vie même, balises sur le chemin de l'enfance et de l'adolescence, qui lui ont permis de grandir et de devenir elle-même. Ou encore cet éleveur de poules, pris dans la tourmente de la dioxine, qui lâche ses volatiles à travers rues et jardins, avant de disparaître, en même temps que la saveur du poulet rôti craquant sous la langue. Et cet ouvrier qui s'obstine à camper en face de son usine fermée, de l'autre côté du canal, seul avec ses souvenirs, sa défaite, l'âge qui vient, encerclé par un silence mortel... Comment, dès lors, en vouloir au petit fœtus rétif de la dernière nouvelle si, plus il entend déferler à la radio, à la télévision, les informations terrifiantes d'un pays en déroute, mieux il s'enveloppe de la chaleur maternelle, se recroqueville dans son nid, refusant de naître dans un univers décidément trop étroit, trop aride pour un bébé. Tout n'est pas irrémédiablement perdu, cependant. Au large des petites misères banales, des drames sans recours, des présages inquiétants (ne nous promet-on pas un monde en bleu où l'euphorie sera devenue obligatoire, à l'égal de la communication, du tutoiement, bientôt de l'extase, et qui nous ferait presque regretter notre monde en gris... !), certains rendez-vous essentiels transcendent cette tristesse opaque, nous sauvent du dérisoire et de l'amer. Comme celui d'un alpiniste, au sommet de la montagne vaincue, avec son père mort là-haut, dont il a voulu accomplir le voyage au bout de lui-même.
Francine Ghysen