Otto GANZ
La vie pratique
Editions Blanche
2001
141 p.
Nous, affamés d'elle
La vie pratique est un palimpseste. Sur un manuel du savoir-mourir — le Dictionnaire universel de la vie pratique en ville et à la campagne, répertoriant à l'usage des fossoyeurs les soins à apporter aux morts — Otto Ganz en greffe un autre, celui du savoir-jouir, sorte de dictionnaire des perversions en neuf chapitres, groupés autour d'un personnage féminin : Alba-Lee. Alba-Lee, vingt-deux ans, est de ces êtres à l'altruisme rare qui pourraient dire : « Mort, je t'envoie à mes amis, non point comme à des ennemis, mais comme à tous ceux que j'embrasse »1. Vue sous cet angle, Alba-Lee a ses « pauvres », comprenez : des êtres à qui elle se donne. Un nécrophile, un voyeur de la plus belle eau, quelques sadiques déchaînés, un coprophile, un mari interdit de questions sur les errances de sa belle, un complice de suicide, un chien plus que fidèle, et j'en passe. A chacun Alba-Lee donne sa rousseur, la lactance de sa peau, le feu divin de son ventre, toujours par monts et par vaux, organisant, chevauchant, s'ouvrant en deux, silencieuse ou hurlante, les yeux pleins d'une « lueur terrible » ou impassibles comme ceux d'une madone gothique. Alba-Lee mate les âmes, piégeant pour mieux sauver, elle dont la mission consiste à « rétablir un déséquilibre », comme si le déséquilibre était l'état normal, sain, naturel du monde, son cœur battant, le chiffre même de l'amour. Alba-Lee, pour cela, jambes écartées sur le capot d'une voiture, et qui « cambrait, rien d'autre, hachant l'air de ses cordes vocales comme on coupe le beurre », Alba-Lee, dont les « hanches tournaient sans se décoller de moi... », chevauchant en douceur, « petit trot espagnol », Alba-Lee si habile à trouver « la part où chacun particulièrement marcherait en rampant vers elle », Alba-Lee, enfin, décidant de sa propre mort, pendue à une corde de piano, dans une scène qu'on crèverait d'envie d'avoir écrite, mais non, c'est lui, c'est Otto Ganz, qui a encore commis ceci : « J'ai découvert son corps fixe dans le vide. L'intérieur de ses jambes brillait... » Pouvez-vous, futurs lecteurs, seulement imaginer la suite ? Non. Allez y voir. En attendant, relisez Bataille : « Toute la mise en œuvre érotique a pour principe une destruction de la structure de l'être fermé qu'est à l'état normal un partenaire du jeu. » Toute la mise en scène d'Otto Ganz dans La vie pratique vise à la destruction de l'être fermé et partenaire de jeu qu'est le lecteur. « J'ai envie de te prendre une souffrance que je sens au fond de toi », nous dit-il, par la voix d'Alba-Lee. Livre inclassable, pervers avec ardeur, délectation et grâce, une grâce parfois un peu tordue, comme aimantée par l'excès qui l'inspire. Car le texte a ses défauts, à côté de tant de beauté ils sautent aux yeux comme des diables. Ce sont qualités de jeunesse, « cradingueries hurlubuesques », là où tant d'auteurs aujourd'hui pratiquent un style léché, précocement maîtrisé, sans rien à dresser dedans. La manière d'Otto Ganz est dangereuse, déjantée, comme une roue folle qui parfois se dérobe ou se couche sans souci de mener à bon port son chargement qui déborde. Le style aussi parfois se voile, s'encombre de la boue du chemin. Mais c'est d'avoir atteint des sommets, de nous avoir remués jusqu'aux tréfonds. « Voilà ce que c'est d'avancer sans trapèze ni filets. » Et encore : « Seuls les esprits forts peuvent se déplacer sans ailes. » Une telle audace impressionne. Elle est moins d'un « esprit fort » que d'un authentique écrivain, dont la rigueur, cet orgueil nécessaire, viendra de son humilité. « Que connaissons-nous de l'autre qui nous soit dû ? Rien. Rien n'est dû... »
Caroline Lamarche
1. In Le triomphe de la mort, adaptation scénique des Vers de la Mort d'Hélinand de Froidmont, par Emile Lanc, éditions de l'Ambedui.