Alain BERTRAND
Lazare ou La lumière du jour
Cognac
Le temps qu'il fait
1998
128 p.
Le sens perdu et retrouvé
Dans sa bibliothèque de Tegucigalpa, un érudit hondurien se passionnerait-il pour la littérature belge francophone qu'il aurait, à la lecture de certains textes, une très singulière vision de notre pays. Au Nord, il imaginerait découvrir un paysage de dunes innombrables et la mer à contempler infiniment. Il foulerait en esprit un territoire où « il n'y a plus d'origine, plus de destinée ; rien que le mouvement, la transparence, la patience rêveuse de la mer. » Au Sud, il s'étonnerait peut-être du bucolisme des décors, de l'aménité d'un environnement que l'homme n'a pas encore défiguré. Poussant plus loin l'analyse, il en viendrait intuitivement à se dire qu'il y a anguille sous roche, et que quelques écrivains du coin doivent s'être englués dans la célébration d'un bon vieux temps qui n'a jamais eu cours, d'un fantasme de pays idyllique où tout individu demeure petit garçon, seul rêveur face à l'océan, seul pêcheur — avec « grand-père » — au bord du ruisseau. Dans le récit poétique Lazare ou La lumière du jour, Alain Bertrand n'évite malheureusement pas l'écueil d'une écriture qui, à force d'esthétisme, plonge tous les aspects du réel dans un même bain douceâtre. Dans le chapitre « Les mots du grand-père » en particulier, Lazare-enfant s'initie à la joie d'un monde révolu. Sa présence est un baume, une tendre lumière auprès du vieillard blessé. C'est le sel unique d'un trajet personnel qui ne serait plus voué qu'à la mort. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, dirait-on... Les comparaisons abondent, ainsi que les métaphores au complément déterminatif. Les paragraphes charrient leur lot de phrases belles jusqu'à l'écœurement : « La brume du matin s'étire entre les berges à mesure que le soleil pointe dans les ramures (...) Vers dix heures, la rivière brille comme un drap de métal (...) Sur l'eau lisse, ponctuée de lents remous, la lumière d'argent, tamisée par le feuillage, rend plus féerique encore le ballet des insectes et la danse des algues. » Par la suite, pourtant, Lazare se révèle le double de l'homme en ses fêlures secrètes, en ses bonheurs trop ambigus pour que l'amertume ne s'y joigne. Quand les dés de la vie sont apparus pipés, il nous touche enfin par sa « soif » des mots des poètes, aptes seuls à combler « le vide », « le manque de sens qui grignote les jours ». La prose alors se dépouille à mesure que le personnage revient plus nu, plus las, plus dépassé par le cours même de son existence : « Epouser les dehors, c'est tout ce qu'il a trouvé comme raison de vivre (...) Il a beau entreprendre des fouilles, au fond de lui, il ne trouve que des débris, des vestiges sans valeur. » A terme, le Lazare moderne a charge précisément de reconquérir le sens ; c'est en cela que réside sa résurrection, c'est par la parole, par « la force de l'inspiration » qu'il peut sortir du tombeau. L'anecdote évangélique s'est donc laïcisée, qui réaffirme les pouvoirs du verbe et de la poésie lorsqu’ils permettent « d'aller au-delà de soi. Sur le chemin de l'autre ». L'impression persiste, toutefois, qu'on n'atteint jamais, justement, « les mots plus vrais que les choses » et que l'auteur n'échappe pas à une certaine verbosité. Les propositions finales n'en sont que moins convaincantes.
Laurent Robert