Yves LEBON
Le poète inconnu
L’Arbre à Paroles
2005
87 p.
Au bout du poème : Yves Lebon
Le poète inconnu d'Yves Lebon vient de paraître aux éditions de L'Arbre à Paroles avec une préface de Francis Edeline et une note finale d'Irène Stecyk. Le recueil est d'ailleurs dédié à « Irène, la magicienne ». Né en 1939, Yves Lebon est décédé en 2003. Il s'agit donc d'un livre posthume. Les poèmes qui le composent ont été écrits à partir de l'an 2000 et durant une longue et fatale maladie. Livre douloureux, certes, qui évoque souffrances et désespoirs, mais qui se souvient aussi de toute une vie bien remplie. Comment évoquer un recueil d'une telle intensité sans en trahir la véracité ? Il ne s'agira pas de paraphraser les textes — ou à peine — mais de tenter d'en évoquer la lucidité, parfois insoutenable, et la grande beauté. Yves Lebon, pressé par le temps, a l'art de serrer les mots sur eux-mêmes, et en eux-mêmes, et de faire en sorte qu'ils livrent tout de go leur essence. Yves Lebon, on l'aura compris, a écrit ce recueil dans l'extrême urgence. Le paradoxe est que les textes qui le composent, sont empreints d'une sorte d'éternité (éternité à la fois sereine et violente). Non d'une éternité avec un grand E, mais de l'éternité qui gît dans chaque instant. Quelques mots sortis de leur contexte, tant est intense leur signification, et chaque poème d'Yves Lebon est presque constitué, pourrait-on dire, de plusieurs poèmes gigognes. Un rêve. Quoi encore ? L'imaginaire combat la réalité, et vice-versa. J'ajouterais même « et vice-verso ». Ici, l'ombre et la lumière s'unissent constamment. Osmose qui devient souvent insoutenable. La clarté est trop forte et le noir est trop noir. S'élabore peu à peu au fil des pages je ne sais quel équilibre intangible. Ici, finalement, tout est vrai et faux simultanément. Bien entendu, le déséquilibre est proche, mais on n'a jamais l'impression que les mots vont manquer. Les affirmations les plus posées côtoient d'essentielles interrogations. Il faudrait tenir compte, également, de la langue elle-même à la fois précise, mais que l'imaginaire frôle, et la hardiesse, et le ton le plus juste. Un ton dégagé des scories, des hésitations bavardes. Dans une lettre qu'il m'écrivit autrefois (en 1967 !) je retrouve ces mots déjà : « Ce que je cherche dans la poésie n'est rien d'autre qu'une épuration ou plutôt une condensation de la vie ou de ses signes. » Yves Lebon fait violence aux mots parce que les mots eux-mêmes — dans leur crudité nue — lui servent de miroir impitoyable. Et dans la même lettre, je trouve d'ailleurs cette phrase : « Je rêve aujourd’hui d'une poésie violente, cinglante, je ne sais pourquoi. »
Quarante ans plus tard, une sourde violence, mais désespérée, apparaît plus que jamais crue et nue, et avec une extraordinaire économie de mots. Des mots qui font mouche à tout coup, même dans ce labyrinthe qui feint d'être labyrinthe pour mieux étourdir le poète : « Sébastien, te souviens-tu des flèches ? » Certes, ce poète n'a plus d'illusion, mais, paradoxalement, sa vie n'a jamais été aussi dense. Et sa voix aussi ferme, aussi émerveillée. Mais qu'il célèbre ce que fut son existence sans fard, son actuelle et tragique lucidité, Yves Lebon garde le cap et sa langue sa fermeté. Toujours dans la même lettre d'autrefois, il m'écrivait d'ailleurs, à propos de sa conception de la poésie : « Le « romantisme » des mots y est radié. » Cependant, au fil des pages éclosent d'inoubliables images, à la fois discrètes et précises : « La poussière prise aux rets des haies / Me sied. Ah ! Ce havre du houx. » Tout devient alors possible. Tout dire et tout ressentir... « Et je m'envole oiseau à la / Stupéfaction des airs. »
Les quatre éléments s'invitent dans le poème. Mais toujours l'incertain n'est pas loin et l'on est souvent au bord du gouffre : « La guerre / Commence et je hais le pas de Voie. » Le pouls s'accélère et l'on bascule dans la cruauté. Je songe au poème de la page 16 qui commence ainsi : « Sans honte je fus nu sur la / Table glacée de l'acier. » Je ne sais pourquoi me viennent alors à l'esprit des tableaux de Soutine ou de Bacon. Le poète, dirait-on s'efforce de gagner du temps et tient à distance le malheur, même en pleines ténèbres : « Nuit, nuit ensoleillée, éblouie. »
Mais je ne vais pas continuer à feuilleter Le Poète inconnu avec trop de minutie, en tournant les pages les unes après les autres. Il sera peut-être plus judicieux de piquer ici et là telle réflexion, telle image, tel aphorisme. Le hasard viendra ainsi « corriger » ce qu'une approche trop cartésienne risquerait d'apporter. Les poètes ne sont pas des raisonneurs et, à tout moment, l'insolite, l'imprévu, la surprise peuvent survenir. Bref, ce qui fait que le poème est poème. Dans ce beau recueil, bien des détails, dans le corps du texte, apparaissent et je peux, à ma guise, souvent me contredire. Peu importe ! L'essentiel est de donner à lire. L'émotion survient : « Les frissons du sorbier /parcourent mes veines. » Et Yves Lebon excelle souvent à évoquer, en quelques mots seulement, ce qui fut. Le voilà à l'unisson de la nature : « Au craquement de l'automne les couleurs se / Chamaillaient, se chamarraient...» Quelques légères allusions autobiographiques, littéraires ou historiques parsèment ces chants : « Les dents des loups happaient les habits / De mon père aux armées à Milmort. » Ou encore : « Le poison donne une mort liégeoise / A Marie-Madeleine d'Aubray... », évocation du roman d'Irène Stecyk Une petite femme aux y eux bleus. C'est Chateaubriand qui a écrit : « La mémoire est un panorama ». Ce recueil en est un, intense et véridique, particulièrement lorsqu'il touche à des aveux plus personnels : «Un n 'est d'écrits que d'Irène. [...] / Il n'est de passion que d'Irène. »
Les quelques notes qui précèdent ne constituent qu'un tout petit aperçu du livre d'Yves Lebon qui comporte bien d'autres facettes que celles que j'ai tenté de mettre en évidence. De la turbulente jeunesse à l'impitoyable présent, le poète ouvre sans cesse les yeux. Il faudra que ce livre prenne le large, un peu au hasard. Le Poète inconnu se posera peut-être au Québec, à Trois-Rivières, sur les bords du Saint-Laurent, auprès du monument qui porte précisément l'inscription : Au poète inconnu.
Jacques Izoard