Alexandre MILLON
Le jeudi de Monsieur Alexandre
L’Harmattan
coll. Ecritures
1999
130 p.
Histoire de Li
Le jeudi de Monsieur Alexandre, premier roman de son auteur, appartient à un genre narratif qu'on pourrait appeler le récit des « états intermédiaires ». Aurélio Alexandre, gérant d'un magasin de disques, vient de se faire larguer par sa compagne. Il se retrouve seul face à lui-même, coincé entre un passé encore à vif et un futur aux contours indistincts. Des bouffées nostalgiques lui reviennent de son enfance passée en Sicile. Mais il n'est pas à Monreale, il est à Bruxelles, et c'est l'hiver. Par ennui, curiosité ou hygiène corporelle, ou un peu tout cela à la fois, Aurélio répond à une petite annonce proposant des massages à domicile. Débarque Li, une prostituée mystérieuse autant que séduisante. Au début, leurs rapports sont strictement « professionnels ». Mais au fil des rencontres, Aurélio se met à attendre davantage de cette relation et tente de franchir la barrière qui sépare la vénalité de la complicité (voire davantage si affinités). Il arrivera à ses fins, mais pour mieux reperdre la belle dont il avait cru emprisonner le cœur. Voilà pour l'histoire. Elle n'est sans doute pas l'élément le plus fort du livre. Millon semble avoir un peu de peine à nouer les fils de son intrigue, et ce qui motive les personnages à fuir, autant que ce qui les amène à se (re)trouver, n'est pas toujours évident à nos yeux. De même le personnage de Li, la call-girl énigmatique et cultivée, au corps d'adolescente et à l'esprit de femme mûre, avec sa façon de parler un peu mode, confine parfois au stéréotype.
En revanche, l'écrivain excelle à croquer des personnages en quelques lignes, à capter des ambiances, à décrire par petites touches, en d'incessants va-et-vient entre vie intérieure et monde extérieur, un état d'esprit fait d'acuité sensorielle et de vacuité affective, propice aux expériences nouvelles. Et puis surtout Millon a un style, donc un regard. Il sait donner de la vie et du rythme à une situation. Il a des accents qui nous touchent, des formules justes et fortes, des descriptions pleines de sensualité. Il est vrai qu'il a parfois la plume moins heureuse, voire franchement malencontreuse (« ma glotte fait des poids et haltères », « j'autruche », « une expression dubitato-admirative », « l'homme testiculement constitué », etc.) : mais n'est-ce pas le propre des artistes qui travaillent sans filet ? En somme, les ingrédients sont là, mais la préparation n'est pas encore au point. Au moins Alexandre Millon évite-t-il de nous servir des recettes toutes faites (il a suffisamment de talent pour faire suivant son inspiration). Ne serait-ce que pour cela, sa cuisine mérite qu'on la goûte. Terminons, une fois n'est pas coutume, par une remarque à l'usage de l'éditeur (et aussi, un petit peu, de l'auteur). La typographie, dites, M. L'Harmattan, ce n'est pas fait pour les chiens. Alors, pourquoi cette prolifération de doubles espaces, ces paragraphes avec ou sans alinéa, ces césures quasiment inexistantes, ces virgules fantaisistes qui hachent inutilement les phrases ? D'accord, ce n'est pas très important. C'est juste que ça rend juste la lecture moins agréable. Comme de marcher sur un trottoir parsemé, disons, pour faire poli, de petits cailloux : on a tendance à regarder ses pieds au lieu du paysage. La prochaine fois, faites donc un brin de nettoyage pour les invités. Avant d'envoyer la disquette à l'imprimerie, passez-y au moins un coup de correcteur automatique.
Daniel Arnaut