François EMMANUEL
L’invitation au voyage
Tournai
La Renaissance du Livre
2003
125 p.
Le mystère de l'Autre
Quand un romancier publie un recueil de nouvelles, son lecteur peut se trouver devant deux cas de figures : il va reconnaître en condensé le style et les préoccupations habituels de l'écrivain ou, au contraire, il va s'apercevoir que la forme brève a été l'occasion pour lui d'explorer des territoires vierges, qu'il n'ose peut-être pas (ou ne juge pas utile) de développer dans un roman. Composé de six nouvelles dont quatre ont déjà été publiées de manière éparpillée entre 1996 et 2001, L'invitation au voyage de François Emmanuel présente à la fois les deux cas de figure : on y devine un désir d'explorations inédites, notamment à travers une grande variété de tons (poétique là, narratif ici, ironique ailleurs) et, en même temps, on y retrouve les obsessions de l'auteur de La passion Savinsen et de La question humaine. Dans la plupart de ces nouvelles comme dans plus d'un roman, le narrateur (à la première personne) est un observateur, un homme sans femme ni enfant, apparemment délié du social ou exerçant un métier impliquant l'errance solitaire (détective, espion, cartographe...). Il est (presque) sans histoire, mais s'inquiète de celles des autres. C'est là qu'on retrouve le thème principal de l'œuvre de François Emmanuel : loin de l'autobiographie et de l'introspection, celle-ci est tout entière motivée par le mystère que constitue la présence d'autrui, par la relation ambiguë qui se noue entre l'image de l'autre, difficile à fixer avec des mots, et son intériorité, inaccessible par définition, mais autour de laquelle on tourne en recueillant d'infimes indices.
L'autre, dans L'invitation au voyage, est de trois natures : culturel (quand un espion est confronté au monde énigmatique des poètes), générationnel (plusieurs vieilles personnes fascinent des narrateurs encore jeunes) et, bien entendu, sexuel (la femme par rapport à l'homme, et, plus rarement, l'homme par rapport à la femme). À cet égard, les deux nouvelles les plus intéressantes du recueil sont sans doute « Petit précis de distance amoureuse » (déjà publié en un volume hors série de la collection Espace Nord de Labor) et « Chevauchée sur la mer de glace » (inédit), car s'y additionnent et s'y télescopent les étrangères de deux personnages différents.
Dans le « Petit précis », un vieil universitaire demande à un détective de lui décrire une violoniste, d'essayer de capter les menus détails qui devraient permettre de saisir sa personnalité. Le narrateur-détective est donc confronté à la fois à l'autre générationnel, dont il ne comprend pas tout de suite le mobile et la demande, et à l'autre sexuel, qui lui échappera toujours. Quelques très beaux passages sont ici consacrés à la beauté des femmes et à l'espèce d'incompréhension qu'elle fait naître dans les cerveaux masculins. La « Chevauchée sur la mer de glace » peut être décrite comme une variation moderne sur le thème de « Barbe-Bleue ». Le narrateur cherche à comprendre les fluctuations des états d'âme d'une amie, qui, pour sa part, fantasme sur l'énigmatique personnalité de son propriétaire. Il faut dire que celui-ci est un veuf et qu'il lui loue, pour un somme anormalement basse, une maison de campagne, à condition de ne jamais pénétrer dans une chambre aux volets clos...
Laurent Demoulin