Claudine TONDREAU
Paspalum
Bruxelles
Ed. Le Cri
coll. Roman
2003
94 p.
D'une enfance et du Réel : Paspalum
J’ai parfois eu du mal à en convaincre tel interlocuteur : la littérature coloniale n'est pas un corpus auquel les indépendances africaines ont mis fin. Le démontre pourtant, une fois encore, ce très beau récit qui vient de paraître aux éditions Le Cri. Intitulé Paspalum, du nom d'une graminée tropicale qu'on sème parfois pour « tenir » les sols, ce bref « roman » illustre encore un autre curieux phénomène : parmi les œuvres littéraires importantes qu'a inspirées l'Afrique centrale à des écrivains belges, beaucoup ont pour cadre la région des Grands Lacs ; songeons à Anna Geramys, Orner Marchai, Grégoire Pessaret, Ivan Reisdorff.
Claudine Tondreau, nouvelle venue sur la place littéraire, n'avait à son actif jusqu'ici qu'une nouvelle, Baptista des Caraïbes, primée par le Parlement de la Communauté française de Belgique en 2002. L'appellation de littérature coloniale, il est vrai, ne s'impose pas absolument pour ce Paspalum : nous apprenons par le prière d'insérer que, si « nous sommes au Kivu, en I960 », l'auteur, né à Mons en 1949, n'a connu l'Afrique que plus tard, ayant « passé une dizaine d'années au Congo et au Rwanda, durant les années soixante-dix (pourquoi avoir repris cette incongruité française ?) et quatre-vingts ». Nous sommes donc dans le domaine de la fiction, même si nous devinons sans peine que cette évocation se nourrit en partie de souvenirs, remontant à des faits intimement vécus. L'histoire peut tenir en peu de mots : un jeune garçon est chassé de son paradis d'enfance, une plantation familiale non loin d'un lac, par des « événements » qui ne sont pas référés à tel moment ou à tel lieu particuliers de l'histoire africaine (sinon par le prière d'insérer), mais qui sont, on le devine, violents ; si tel détail — les vaches à longues cornes passant sur le chemin — fait songer à la « Toussaint rwandaise », le régime de vérité ici convié n'est pas anecdotique, mais explore, ou plutôt laisse résonner une double coupure symbolique. La première est celle de la fin d'une enfance, cette période où le monde extérieur, progressivement, maladroitement, fait irruption et se donne à comprendre et n'est pas immédiatement compris. Marie Gevers, dans Madame Orpha, avait déjà tiré de cette focalisation à travers la narration pseudoenfantine d'étonnants effets ; ici, c'est tantôt à la deuxième, tantôt à la troisième personne que s'énonce un récit dont le protagoniste principal n'est jamais nommé que « l'enfant » ou, dans de brefs intermèdes, désigné par un « tu » distancié. La seconde coupure est collective puisque, au-delà du jeune garçon, c'est sa famille et, au-delà encore, tout un microcosme social où sont inclus aussi domestiques et travailleurs, qui sont concernés. Du monde habité et habitable, peuplé de figures familières, on passe brusquement à une sorte de désert dont la vie s'est enfuie. La mère du jeune garçon étant Indienne, les autres habitants du lieu étant Européens et Africains, c'est tout un espace-temps de l'histoire humaine, avec ses ébauches de rencontre apparemment paisible, qui se trouve blessé, irrémédiablement, par l'Histoire. Le Père en sort brisé, la Mère, meurtrie : leur dernier enfant est mort-né. Ce sont les figures d'un désastre qu'on peut rapporter au Monde, voire au Cosmos, mais qu'on peut aussi rapporter en particulier à cette sous-région du continent africain dans son ensemble.
Certes, rien dans le texte n'explicite un tel rapport, mais il se présente inévitablement à l'esprit du lecteur qui, comme le narrateur, en sait bien plus, en sait trop peut-être, sur la suite de l'histoire jusqu'aujourd'hui. De sorte que les silences eux-mêmes de ce Paspalum nous renvoient à une rupture profonde : la colonisation puis la décolonisation, qui s'étaient toutes les deux rêvées en termes prométhéens et libérateurs, ont progressivement conduit des populations entières, et des lieux qu'on disait édéniques, à subir toutes les formes du marasme et de l'abandon. De sorte qu'enfin, comme la Tunisienne Hélé Béji a été une des rares consciences à le souligner, la décolonisation n'a pas été simplement l'expulsion de l'homme blanc (plus ou moins méritée, c'est une autre question) hors d'un lieu qui n'était pas le sien, mais a aussi provoqué son expulsion hors de lui-même, hors d'une certaine conscience de soi marquée par la confiance dans l'Histoire. L'auteur de ce Paspalum se garde bien de toute spéculation de cet ordre, mais son énonciation tout en pudeurs et en silences, sa narration coupée, on dirait : hébétée devant ce qu'elle ne comprend pas, sont lourds de cette rupture. Un très beau récit, couché dans un livre fort bien édité, et un texte qui, au-delà de sa portée mémorielle réveillant une « enfance africaine », rappelle l'humaine éviction hors des images que l'espérance, pourtant, amène sans cesse à reconstruire.
Pierre Halen