Raoul VANEIGEM
Pour une internationale du genre humain
Le Cherche-Midi éditeur
1999
182 p.
La nouvelle Commune ou le libre emploi de notre vie
Le bougre, on oublie qu'il a soixante-cinq ans... Entre deux cueillettes de champignons, remettant ses pas dans les pas de ses chers Aurignaciens et Magdaléniens, cet homme affable, délicieux, lumineux compagnon de table, avouant un faible pour le pernand-vergelesses, nous a concocté un nouveau brûlot. C'est que, depuis plus de trente ans (1967 : Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations), Raoul Vaneigem reste d'une exemplaire fidélité à lui-même : « La seule façon de ne pas s'atrophier dans une société qui débonde en destructions absurdes la rage de ne pas vivre, c'est de construire les situations où créer son bonheur quotidien enseigne à créer une société toujours plus humaine. » L'internationale situationniste ne disait guère autre chose... Le penseur enragé reste un penseur engagé. Dans la défense et l'illustration de « l'intelligence sensible », grâce à laquelle se réconcilieront, pour œuvrer de conserve, la pensée et la vie. Dans la condamnation radicale des idéologies et des mythes qui précisément séparent — au travers de leur expression tantôt profane, tantôt sacrée — la pensée du vivant. Dans l'espoir, fidèlement entretenu, qu'à la force d'inertie morbide, qu'à la volonté de puissance mortifère, succédera une formidable volonté de vivre. Dans la certitude, confortée par mille signes avant-coureurs, qu'une société plus heureuse se profile.
Mais avant de la proposer, pour ensuite la construire, table rase ! D'une écriture qui, à travers chiasmes, métaphores et clichés revivifiés, évoque le « renversement de perspective » tant attendu, le grand imprécateur Vaneigem vitupère une société où l'argent règne en maître absolu ; où l'individu est réifié en marchandise ; où l'interdit garrotte les désirs ; où le corps est aliéné ; où le travail (un Vaneigem linguiste remarque opportunément que, primitivement, le mot désigne un instrument de torture...) mécanise, éreinte et angoisse ; où la religion « gère l'existence comme une lente agonie » ; où la valeur d'échange se substitue à la valeur d'usage ; où le mouvement ouvrier s'est misérablement bureaucratisé.
Et l'imprécateur de bombarder d'une fulminante philippique : « Grands-Prêtres, Pharaons, empereurs divinisés, Rois-Soleil, Saints-Pères et Petits-Pères de peuples embrenés dans la servitude volontaire qui les oint, tous ces charognards titrés d'inanité sonore se font payer ici-bas rubis sur l'ongle et déposent, pour le sauver d'une éphémère destinée terrestre, leur compte créditeur d'éternité entre les invisibles mains des maîtres de l'au-delà. »
La presse s'est récemment fait l'écho d'une découverte étonnante : les incendies de forêts ne sont pas définitivement dévastateurs ; sur la terre calcinée, la nature se régénère plus rapidement et plus diversement que par la vertu de plantations artificielles. La table rase que préconise Vaneigem promet elle aussi des moissons généreuses, préparées lors d'une phase transitoire : le néocapitalisme. Celui-ci succède à la tyrannie du libre-échange, au consumérisme infantile, au management qui impose artificiellement l'austérité, à la « prolifération nataliste » criminellement encouragée par le christianisme et l'islamisme, à la médiocrité créative. Mai 68 peut ainsi proclamer « le refus du travail, du sacrifice, de l'échange, du refoulement, du pouvoir, de l'Etat, des idéologies », réclamer de nouveaux modes de production, le recyclage des déchets, la réorganisation de l'enseignement sur un mode ludique, assurer l'apprentissage de la gratuité, célébrer la passion de créer. Aujourd'hui, enfin, s'inspirant de grands modèles (dont la Commune de Paris), et convaincu que « les enfants et les femmes sont l'avant-garde du genre humain », Vaneigem suggère que « le temps est venu de passer des associations de défense à des associations créatives capables de gérer les problèmes locaux dans une perspective internationale. »
Pol Charles