Werner LAMBERSY
Architecture Nuit
Editions Phi — Editions du Noroît — Editions Les Eperonniers
1992
116 p.
Cantiques pour le temps présent
Comment écrira-t-il ? Comment, cette fois, nous surprendra-t-il ? A lire les livres successifs de Werner Lambersy, l'éblouissement ne peut que se répéter : dans chacun de ses grands recueils, le poète paraît se soumettre à un défi rhétorique nouveau, paraît s'imposer, pièce par pièce, bribe par bribe, la construction d'un édifice poétique sans faille, d'une rare cohérence — d'un vaste théâtre où placer les accents de son drame. Déjà dans Maîtres et maisons de thé nous faisait-il partager une parole savante, éminemment concertée. A travers le plus commun et le plus élaboré des rites — la cérémonie du thé — , le sujet franchit une à une les portes de l'existence. Découvrant le regard de l'autre et la peau de l'autre, il appréhende le rôle qui, finalement, sera sien : du rituel, écrire la geste, avec ses codes et ses délits, ses acteurs et son aède, ses déchirements d'amour et de mort.
Werner LAMBERSY
Volti Subito
Le Dé Bleu — Les Ecrits des Forges — L'Arbre à paroles
1992
59 p.
La fascination de l'auteur pour le sacramentel se donne à lire à nouveau dans Architecture Nuit. Tous les lieux de l'initiation y sont explorés, au gré du souffle des versets, de leurs rythmes brisés. Ici nulle solennité, nulle grâce affectée : le poème se déploie, se déclame, avec la pleine conscience de l'acte posé ; et les invocations aux dieux indistincts — Dieu des Juifs et des Incas, Nuit de l'homme et du poète — ont la troublante force des cris douloureusement proférés, des appels de l'être seul à plus seul encore. C'est que la célébration de l'office s'avère tout intérieure, et l'architecture du poème d'abord construction de soi : Eloigné de la face qui regarde sans voir, du regard sans visage, devant lequel il suffirait, pour contempler et être contemplé, d'oser lever les yeux dès maintenant, je veux, dans les chantiers obscurs de la poitrine, rêver d'architectures neuves.
Mystique, la parole de Lambersy prend les formes d'un épithalame sacré. Pour dire cet amour fort comme la mort, elle réactive d'antiques métaphores de la création, quand sont convoquées ces matières déliquescentes et fondatrices, les « terre, tourbe, boue », quand sont réclamés « vos cendres, vos cancers, vos sida », en symboles de la nécessaire dégénérescence, prélude à tout commencement. Ainsi, de la femme, se désire le sillon du corps, et le poème devient moderne Géorgique :
Aussi voudrais-je après cela, ô ma gisante au sillon bien creusé, venir sur toi comme la boue d'un fleuve, et rendu aux pentes qui m'emportent te laisser couverte de limon, alourdie par la crue, gardienne de ce débordement parmi les mares abondantes de ta fécondité. L'œuvre de Lambersy se nourrit des plénitudes du monde. Elle puise d'abondance dans l'imaginaire des mythes comme dans la terne concrétude contemporaine, et ne laisse jamais de mêler les registres langagiers afin de rendre au parcours initiatique sa part de trivialité, de laideur avérée. Dans la plaquette Volti subito s'énonce d'autre façon la présence « d'un dieu I qui s'arrache à lui-même ». Le poète s'y montre davantage à l'écoute des silences et du vide : l'épopée s'y morcelle, s'y déchiquette par pans entiers. Restent les fulgurances, la pureté d'éclair des vers précieusement agencés. Au cœur du chant d'amour me revient en mémoire ce passage de Talkie-walkie Angel, où l'écrivain notait qu'« entre tes hanches là chaque coup de hache I tombe une sciure de soleils ». Avec une égale parcimonie et de semblables bonheurs d'images se transcrit aujourd'hui le récit du désir de l'autre — avec ces fragments de chair toujours à révérer dans l'élancement chaleureux des mots :
Chroniques de l'amazone qui me donne le sein
contre elle
je vibre avec l'arc de la vie
entre ses cuisses
craquent les cervicales de la
nuit
comme des coquillages sur la
plage ou la cendre
rouge
où courent des extasiés
chroniques de la zone autour de l'ancienne brûlure du ciel
C'est en ces vers vibrants, aigus de la tension des êtres, que Lambersy semble prêt d'accomplir le programme déclaré dans Maîtres et maisons de thé : contre les complaisances et les facilités, faire le pari d'un art au sommet des moyens renonces.
Laurent ROBERT