Alain van CRUGTEN
Korsakoff
Editions Luce Wilquin
2003
240 p.
Contamination littéraire
Entrer dans Korsakoff, le troisième roman d'Alain van Crugten, professeur de littérature à l'Université de Bruxelles, c'est plonger dans une entreprise littéraire qui révèle ses règles au fur et à mesure qu'elle se dérègle. Une entreprise qui se présente, de prime abord, comme une autobiographie, celle d'un presque homonyme du romancier, Alain van Cureghem, rouquin aux origines européennes et surtout bruxelloises. Une autobiographie qui serait celle du romancier alors ? Une autofiction ? Plus on s'enfonce dans le livre, plus on se rend compte qu'il s'avère de plus en plus fiction, et qu'autobiographie il ne l'a probablement jamais été. En réalité, le narrateur est atteint du syndrome de Korsakoff (qui provoque des perturbations de la mémoire des informations nouvelles alors que les souvenirs des événements lointains sont moins touchés) et cette maladie contamine le roman même. D'ailleurs si ce narrateur a pris la plume, c'est parce qu'on le lui a demandé : « C'est Ruby qui m'a dit d'écrire ça. N'importe quoi sur moi, ma famille, les gens que je connais. » Puisque pour ses souvenirs lointains, il n'a guère de problèmes de mémoire, il s'étend longuement sur la rencontre de ses parents à la foire du Midi, sur son enfance dans une famille catholico-juive truculente, sa découverte et sa passion des livres plutôt que celles des prières, son éducation sentimentale qui tient plutôt de l'éducation sexuelle (et qui débute le jour de l'enterrement de sa grand-mère dans l'arrière-boutique d'une fleuriste). Tout cela est raconté de manière drôle, tendre, et parfois nostalgique. Au fur et à mesure que se déploie le récit (récit qui revient volontiers sur lui-même et s'auto-commente avec humour), on se rend compte que des incohérences narratives apparaissent et prennent de plus en plus de place, au point de virer carrément à la loufoquerie quand Alain van Cureghem nous raconte ses missions dans les pays de l'Est, sa participation à l'assassinat de Kennedy et son enfermement à Austin (USA) alors qu'il réside bien plus près de chez nous. En plus de son admirable construction, ce roman fleure bon la Belgique du siècle dernier, la folie, la liberté, le non politiquement et littérairement correct. D'ailleurs quand on dit Belgique on commet une erreur puisque le pays s'appelle, dans Korsakoff, la Syldavie, en hommage évident à Tintin (mais aussi comme signe que le narrateur perd pied dans la réalité). Car il y a de la bédé dans ce livre, du cinéma (on est parfois proche de l'univers des Monty Python) et aussi beaucoup de littérature : à n'en pas douter s'il existe un point d'identification entre Alain van Crugten et son presque homonyme, c'est par le goût des mots et des lettres. Mais attention, son roman ne fait pas étalage de culture, la littérature n'est pas là comme marque de distinction (au sens que Bourdieu a donné à ce mot), mais comme véritable source de plaisir et de connaissance du monde.
Michel Zumkir