Jean-Marie PIEMME
L'illusion — Faim, soif
Carnières-Morlanwelz
Lansman
2003
115 p.
Voix de femmes
Une femme erre sur une fête foraine. Elle y fait la rencontre d'un homme inconnu. Le lendemain, ils se revoient. Elle ressemble à s'y méprendre à Edith Piaf, dont elle chante le répertoire. Elle demande à l'homme de se déguiser à son tour en Marcel Cerdan. Bientôt, l'homme quitte la femme, la laissant seul avec leur enfant, Max. Celui-ci n'a que cinq ans lorsque sa mère, en mourant, le confie à son amie Gloria, qui l'abandonnera à son tour... Tel est, sommairement résumé, l'argument de L'illusion, l'une des deux pièces de Jean-Marie Piemme que publient les éditions Lansman. Mais l'intrigue, qui retrace la quête de Max à la recherche de ses origines, emprunte des chemins bien éloignés de cette sage chronologie. Elle présente au contraire une construction à la fois subtile et touffue, d'une complexité parfois déroutante. Elle est effet construite en abyme, comme en un jeu de miroirs dans lequel l'image initiale apparaît de plus en plus dégradée. Le couple que Max forme avec Julia, sa compagne actuelle, empêtré dans la banalité du quotidien, est la réplique lointaine, imparfaite, banalisée du couple mythique Piaf-Cerdan. Mais peut-être aussi cette relation, parce qu'elle est ancrée dans le réel, avec ses malentendus et ses nécessaires compromis, est-elle ce qui va permettre à Max, éternel petit garçon, d'accéder enfin à l'âge adulte, d'échapper au rapport incestueux qui l'a lié un temps à Gloria, substitut de sa mère trop tôt disparue. Dans ce texte, comme souvent chez Piemme, c'est par la femme, les femmes que se nouent et se dénouent les liens qui unissent les protagonistes. Dans L'illusion, ce sont elles qui dévident le fil de la mémoire, qui permettent de reconstituer le récit des origines. Dans Faim, soif, la seconde pièce du volume, l'unité narrative est aussi assurée par deux femmes : Léa et, à nouveau, Gloria (la même ? une autre ?). Sauf que cette fois l'intrigue ne repose pas sur la chronologie, mais se déploie, en quelque sorte, dans l'espace. Autour de Léa gravitent plusieurs hommes, comme autant de déclinaisons de la figure masculine. Il y a là le « roi de la chaussure », tout plein de l'arrogance que lui confère l'argent ; Bobby, le photographe alcoolique, avide de sensationnel ; Freddy, le propre frère de Léa, être médiocre et routinier ; Charlie, l'amant transi, auquel elle reproche son indifférence aux malheurs du monde.
Chacun, à sa façon, manque de l'envergure nécessaire, aucun n'a la carrure qu'il faudrait pour accueillir la soif d'idéal de Léa : « J'ai le rêve, d'une fraternité sans fusion », dit-elle. Ou encore : « Je voudrais être possédée par le grand secret ». Mais ils sont peu nombreux à pouvoir répondre à une telle demande, à accepter Léa dans ses revirements et ses contradictions. Finalement, seuls deux hommes trouvent grâce à ses yeux, et ce sont, non par hasard, deux êtres en marge : Virgile, sorte de SDF au corps tatoué, et le « taciturne », avec lequel commence et se clôt la pièce. Au début, il est un immigré avec qui Léa vient de faire l'amour dans une chambre d'hôtel. A la fin, ils se retrouvent par hasard, alors qu'ils s'apprêtent à passer un examen d'embauché dans une grande société. Il la reconnaît, elle non. Elle est enceinte (peut-être de Charlie — lequel, bien qu'il ait épousé Gloria, n'a cessé d'être amoureux d'elle). Elle cherche désormais un emploi stable, et se propose de reprendre des études « interrompues pour cause d'idéalisme excessif ». Là aussi, les nécessités de l'existence ont, du moins jusqu'à un certain point, imposé leur loi. C'est pourtant au taciturne que revient le mot de la fin, lorsqu'il déclare, avant de poser un baiser sur la bouche de Léa : « Oui, l'homme est fait pour les grandes utopies. » Deux pièces, on l'aura compris, d'une grande richesse thématique et formelle, dans lesquelles chaque personnage impose sa densité, son intensité. Deux pièces écrites dans une langue où l'invention est permanente, langue dont on regrettera seulement qu'elle fasse un usage quelquefois abusif de la métaphore (« le rasoir de l'amertume », « le bonbon de la vengeance », « l'avion de l'amour » qui « percute le sommet de la connerie », etc.). Et, accessoirement, qu'une relecture plus attentive n'en ait pas éliminé les fautes d'orthographe. Dieu, que la critique est mesquine !
Daniel Arnaut