Franz MOREAU
Courbure du temps
Châtelineau
Editions Le Taillé Pré
collection Ha !
2002
202 p.
Moreau (Hégésippe et Franz)
Le dix-neuvième siècle favorisa la malédiction et les petits maîtres. Sans trop se forcer, les suicidaires, les poitrinaires, les mal nourris de toutes sortes y eurent bientôt toute la mort devant eux. Ainsi, même pas trentenaire, même pas romantique, mourut Moreau (Hégésippe) en 1838 : il avait eu le temps de fignoler quelques graves poèmes un peu ridicules, qui firent de lui, comme eût dit Borges, « un poète mineur de l'anthologie ». Au vingtième siècle, c'était moins évident. Les bougres aimaient leurs vieux os et se souciaient de publier.
Après Françoise Delcarte et Ernest Delève, Les Editions Le Taillis Pré poursuivent leur entreprise patrimoniale avec Moreau (Franz), dont elles republient l'œuvre complète — il est vrai assez mince — sous le titre Courbure du temps. Préciser que Franz Moreau fut édité de son vivant par les Editions Haute Nuit et les Editions de Montbliart suffirait à le situer dans la mouvance du Surréalisme en Hainaut, qui s'est prolongée après la Seconde Guerre Mondiale à Mons et à La Louvière. Ce serait à la fois exact et insuffisant, surtout si l'on ne prend d'autre référence que la seule figure majeure de Chavée, dont Moreau s'avère, littérairement, assez différent : il n'a pas la verve du vieux Peau Rouge de la rue Ferrer, pas son abondance, pas sa facilité, pas non plus son goût de la dérision ni son esprit de révolte. Philologue classique, il fut professeur de latin et de grec à l'Athénée de Mons. Il travailla un an en Bulgarie afin d'y découvrir le communisme en application — ce qui était courageux et fut, plutôt, décourageant. Il se maria deux fois — la seconde avec la poétesse Madeleine Biefnot, dont il eut trois enfants et pour qui il écrivit deux recueils de poèmes d'amour. Il eut à lutter contre la tuberculose et contre la dépression ; il mourut en mille neuf-cent soixante-deux, à quarante-neuf ans, laissant une œuvre lentement conquise, élaborée avec passion sans doute, mais surtout avec une infinie patience. En effet, la poésie de Franz Moreau est le fruit d'une lente maturation, marquée notamment par un souci constant de concision, par une recherche du mot juste. Comme l'explique Philippe Mathy dans la « préface », Franz Moreau avait conçu et terminé en mille neuf-cent cinquante-huit une « version définitive » de ses poèmes déjà publiés — n'intégrant pas les deux recueils dédiés à Madeleine Biefnot, mais incluant Silences pour l'âme, plaquette qui serait éditée après la mort du poète par Le Cormier, toutefois dans une version manifestement antérieure à celle de cinquante-huit. C'est ce manuscrit, augmenté des textes amoureux, qui a servi de base à la présente édition. De cet ensemble extrêmement cohérent, la meilleure part me semble constituée par le recueil Ithaque. Le poète y atteint son idéal de dépouillement, il y « di(t) le sec », y pose des constats troués d'ellipses — comme si son seul travail était d'élaguer, encore et encore, ou comme s'il traquait la réalité la plus nue. Le terme « nu » revient d'ailleurs fréquemment, et l'on se dit que, chez Franz Moreau, la forme n'a jamais si bien fait sens : « Il marche par la ville / Il est seul / il est nu / il a mal / il tient ses mains serrées sur une pierre froide / Et c'est la nuit / déjà / Autour de lui les fumées se balancent / l'odeur des ciguës / les papiers vides / le sifflet jaune des usines ». Ithaque est aussi son livre le plus sombre, où il fait place aux « quotidiens désespérés », à « la douceur terrible d'un homme seul / la fièvre assise sur une chaise».
Des notations souvent concrètes, comme des fragments de réel, laissent entrevoir l'état d'une conscience : « Les pas sur les dalles la nuit sous la table / un mendiant un ivrogne/Minuit dix/ Le bruit des latrines ». En exergue du recueil intitulé naturelle, Franz Moreau a repris une citation d'André Breton tirée d’Arc âne 17 : « (...) Tu sais bien qu'en te voyant la première fois, c'est sans la moindre hésitation que je t'ai reconnue ». Cependant, c'est moins l'influence de Breton que trahissent les poèmes élégiaques de Moreau que celle d'Eluard. Les métaphores au génitif abondent, par lesquelles le poète clame son amour, son bonheur, son adhésion au monde. Une allégresse, une joie inouïe, innocente, naïve même, paraît irradier l'univers — et l'univers est un jardin, un champ, la campagne au printemps : « Tu es plus belle que l'angélique /pliante / sous le chant du roitelet / Le printemps te module / d'argile et de fleurs // Je te passe le linge des averses / je te couvre de mes ailes /A ton poignet de veines pures la bourrache pluvieuse / perd ses fillettes bleues ». C'est absolument charmant et, c'est le cas de le dire, quelque peu fleur bleue. D'aucuns souligneront que le bucolisme n'est jamais totalement passé de mode et rappelleront que certains surréalistes étaient d'incorrigibles romantiques : La Région du cœur de Fernand Dumont en porte un éclatant témoignage. D'autres sur un même sujet préféreront les verdeurs et les rugosités d'un Paul Nougé — mais c'est, bien sûr, affaire de goût.
Laurent Robert