Thomas GUNZIG
Figures du transfert.
Episodes cliniques
Le Grand Miroir
coll. La Petite Littéraire
2002
60 p.
Quelque chose ne tourne pas rond, docteur...
Il y a beau temps que, dans l'univers littéraire de Thomas Gunzig, les choses ont commencé à se dérégler. Et à lire Figures du transfert, on se dit que cela n'est pas près de s'arranger — bien au contraire. Ce texte bref, au genre incertain (pièce radiophonique ou roman dialogué ?), a pour cadre une clinique psychiatrique. Quatre personnages y prennent tour à tour la parole : un journaliste scientifique, qui fait office de narrateur-commentateur ; deux malades, Bill et Bob, au cerveau dévasté par le reconditionnement mental qu'on leur a fait subir ; enfin un jeune stagiaire chargé de les espionner. C'est que le médecin-chef de l'établissement s'est fourré en tête que les deux « cinglés » étaient en train d'ourdir quelque complot susceptible de menacer l'ordre public, ce qui aurait pour conséquence fâcheuse d'indisposer le ministre de l'Intérieur et par là de mettre son propre emploi en péril. Or, à quoi sont occupés les deux compères, lors de leurs entrevues dans la salle commune, tandis qu'à la télé défile, jour après jour, un feuilleton interminable où l'inspecteur Derrick tombe amoureux d'une boulangère soupçonnée du meurtre de son mari ? A tâcher de se remémorer des souvenirs de leur vie antérieure, celle d'avant leur internement. Ils pensent y parvenir à la condition de reconstituer la sombre histoire d'une certaine Jane Dominique Ellroy (surtout ne pas y voir d'allusion), abusée par son père pendant vingt ans, abandonnée par son mari et qui drogue ses enfants jusqu'à faire d'eux des assassins. Une histoire que leur a précisément racontée le médecin-chef à leur admission en clinique, comme il le fait de manière obsessionnelle avec chaque nouvel arrivant...Bref, l'histoire du serpent qui se mord la queue. Une image reprise littéralement lorsque la voiture de Derrick, aveuglé par son amour pour la boulangère, « fait une embardée suivie de cinq ou six tonneaux » et finit « enroulée comme un boa autour d'un réverbère ». La boucle est la figure centrale de ce récit, à l'instar de ces malades qui, pour se réapproprier leur propre existence, reproduisent la parole du psychiatre.
Thomas GUNZIG
De la terrible et magnifique histoire des créatures les plus moches de l'univers
Labor
coll. Espace Nord Zone J
2002
140 p.
Un récit passablement tordu, on le voit, où comme dans l'histoire du fou qui repeint son plafond, tout est régi par la logique destructrice de l'absurde. Un récit noir de noir, qui accumule dans une féroce surenchère les situations scabreuses (ce ne sont partout qu'abandons, morts, viols, folies, incestes, et on en passe), les désamorçant par une écriture caustique et un sens évident du coup de théâtre — comme dans cette pirouette finale que, pour préserver l'intérêt de la lecture, on se gardera bien de dévoiler ici.
Déjà connu comme nouvelliste et comme romancier, Gunzig révèle une nouvelle facette de son talent avec un récit destiné aux jeunes adolescents, De la terrible et magnifique histoire des créatures les plus moches de l'univers. Là non plus, les choses ne sont pas tout à fait ce qu'elles devraient être. Polo est obligé de travailler douze heures par jour dans la fabrique de crayons Farber. En effet, dans ce monde où les Etats ont disparu au profit d'un vaste consortium industriel qui gouverne la planète, les enfants sont réduits à l'état de semi-esclavage. Polo tâche de se distraire de son sort peu enviable en réalisant, avec des crayons dérobés à l'usine, des dessins dans lesquels il donne libre cours à son imagination.
Pendant ce temps, un vaisseau nommé « l'Œuf » sillonne le cosmos. A son bord, des créatures dotées de technologies sophistiquées et qui, de surcroît, ignorent ce que sont les rapports de pouvoir. Mais pour leur malheur, ils sont tellement laids qu'ils n'osent pas se regarder l'un l'autre, ce qui les contraint à vivre dans la solitude et la désolation. Tout leur temps se passe donc à rechercher la planète idéale, celle où ils trouveront des formes agréables en lesquelles ils puissent se réincarner. Après avoir exploré d'innombrables galaxies hostiles ou monotones, ils jetteront leur dévolu, aussi étonnant que cela paraisse, sur notre bonne vieille Terre — et plus précisément sur les dessins de Polo. Pour manifester leur reconnaissance, ils aideront les enfants à se libérer du joug des exploiteurs, en faisant subir à ceux-ci un sort peu enviable... Une fable somme toute très morale, qui parle de droit à la différence, de respect de l'autre, d'exploitation du travail des enfants. Mais qui le fait avec une verve et une imagination réjouissantes. Nul doute que les « onze ans et plus » applaudiront à quelques-unes de ses trouvailles : ainsi cette engin multifonctions dont disposent les extraterrestres, le « crachoir », qui permet aussi bien de faire de la téléportation, que de pulvériser les portes blindées ou de rendre les méchants inoffensifs en les emprisonnant dans une gangue de salive...
Daniel Arnaut