Jacques SOJCHER
La confusion des visages
Paris
Éd. de la Différence
coll. Clepsydre
1998
128 p.
De la poésie, toujours grande et belle...
Les Éditions de la Différence aiment les poètes belges. C'est bien. Elles publient les meilleurs, c'est encore mieux. Deux mois après la parution de l'admirable Le bleu et la poussière de Jacques Izoard, voici qu'elles nous proposent un autre bijou livré dans l'écrin bleu de sa collection Clepsydre : La confusion des visages de Jacques Sojcher.
J'aime les poètes qui ne trempent pas leur plume dans la préciosité vaine des vocabulaires ampoulés (manière détournée de masquer leur vacuité) mais connaissent si intimement les mots simples (comme l'on dit de certaines plantes) qu'ils peuvent en exprimer toute la sève et nous restituer toute leur force. Manifestement, Jacques Sojcher fait partie de ces rares artistes.
Mais attention, simplicité ne rime nullement avec légèreté, les thèmes abordés par Jacques Sojcher tout au long des dix « chapitres » de son livre nous concernent tous au plus profond de nous-mêmes : solitude, absences, celle du père, des êtres chers, absence d'amour ; questionnement devant le temps qui passe ou qui semble s'arrêter parfois, doutes, inquiétudes face au devenir de ceux qui naissent au moment où meurt un siècle, influences maternelles ineffaçables... Autant de sujets graves que l'homme solitaire ne cesse d'étudier pour tenter d'apaiser l'omniprésente douleur d'exister. Caresse l'enfant qui dort / dans la mémoire / de l'homme, conseille Sojcher en susurrant doucement. Et c'est dans cet enfant-là qu'il cherche le calme nécessaire pour faire face aux drames qu'il ne manquera pas de croiser. Drames parfois futiles, comme une journée d'été trop chaud où les choses paraissent lourdes, dépourvues de sens ou n'existant plus que par habitude, mais drames tout de même parce que vécus à ce moment où Parfois l'amour manque tellement. / Le vertige s'empare du corps / qui vacille. Ces moments où l'on croit que, plus jamais, aucune luciole ne viendra éclairer votre vie. Jusqu'à ce que // la voit / au « body building » / C'est le début / d'une idylle. Alors, incrédule, on pleure. Errant dans cette vie où il sait pourtant que voici bientôt l'âge de se savoir inguérissable, que voici déjà bientôt l'âge d'être mort, l'homme s'accroche, fait bouée du moindre fétu. Retourne au village de l'enfance, fait, entre deux notes, des promesses de revenir qu'il sait ne pouvoir tenir, entend la voix de cette mère morte / sans nécrologie. Cette mère dont il ne comprenait pas la langue. Réinvente le père disparu, l'ombre jaune frappée d'une sinistre étoile. Se pare de boucliers futiles pour rester, malgré tout, à survivre. Ainsi l'aveu de l'incapacité à prononcer le mot « juif » pour cause de mauvaise diction (« jwif »). Et repousser ainsi la terrifiante certitude que le simple énoncé de ce mot pouvait lui signifier son arrêt de mort. Dérisoire chemin de l'homme qui n'ose pas dire le mot « bonheur » parce que, au vu du monde, ce mot serait trop souvent indécent, mais qui, pourtant le cherche, parfois le trouve. Ephémère puisque même l'éternité n'est qu'une parenthèse. Et l'incroyable bonheur épouse aussi les formes de la douleur. On se flagelle, on se punit, on se condamne alors pour le délit d'être heureux.
Les textes de Jacques Sojcher sont autant de verveines dont on garde longtemps la chaleur au creux des mains, au cœur de la gorge. Paroles justes qui touchent et dont la douleur épouse les nôtres, les dilue, les efface pour un temps. Paroles simples, mots essentiels qui attisent l'espoir. Ni larmes, ni regrets,/ ni joie d'avoir été. Langue que l'on réserve au bout du désarroi. Cet autre versant, au pli de la quiétude. De la poésie, toujours grande et belle...
Joseph Orban