Françoise MALLET-JORIS
La double confidence
Pion
2000
279 p.
Confidences pour confidences
Soixante ans d'écriture. De dix à septante ans. Soixante années passées devant des feuilles blanches à noircir, il y a de quoi réfléchir sur le pourquoi et le comment. Françoise Mallet-Joris aurait pu le faire sous la forme d'une autobiographie, d'un Ce que je crois ou autre facile Je me souviens... Non, elle a choisi une méthode à elle. Une méthode qui n'étonnera pas ses fidèles lectrices et lecteurs puisque elle part de la biographie d'une autre femme — elle a toujours excellé à mettre en roman la vie de femmes historiques —, l'écrivaine et comédienne Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859). Biographie n'est pas le terme parfaitement adéquat aux intentions de l'auteure. Disons plutôt (avec ses mots) : une interrogation sur le rapport à la vie, sur le don et la nécessité d'écrire de cette femme de lettres admirée de Vigny, Lamartine, Hugo. Interrogation, qui, en retour, la pousse à se questionner sur elle-même. Et le lecteur, dans ce sillage, se met également à se sonder. (Donc moi aussi je me demande : « Ai-je aimé, ou seulement écrit. » Et cela m'entraîne au bord de mon précipice intérieur.)
L'attirance qu'a Mallet-Joris pour Marceline Desbordes n'est pas celle de ses biographes (hagiographes) habituels. Elle n'en est pas amoureuse et ne cherche pas à la réduire à une image, une légende — celle de l'honnête femme. Elle tente davantage : retrouver (ce) qui se cache sous les couches de récits simplificateurs. Ceux que fignolent la famille, les littérateurs, et soi-même. Par exemple : non elle n'a pas eu qu'un seul amant, oui elle a eu un mari et peut-être un seul grand amour. De la même manière, Françoise Mallet-Joris cherche à déconstruire les légendes de sa propre vie.
Qu'est-ce qui rapproche ou éloigne ces deux femmes ? Leurs origines flamandes — l'une est née dans les Flandres françaises, l'autre dans celles de Belgique. Et des blessures à l'enfance qui viennent d'une mère qui ne les a pas assez aimées, qui fera que pour toujours amour et souffrances, bonheur et tristesse seront mêlés (« Le bonheur c'est malheureux » avait écrit Gainsbourg pour Adjani.) Qu'elles sont belles ces phrases (d'ailleurs les plus poignantes du livre sont celles où Mallet-Joris parle d'elle-même) qui synthétisent tout le rapport ravageur mère/fille : « Maman m'aima sans problèmes jusqu'à l'adolescence, puis de nouveau très tard, quand elle fut devenue en quelque sorte mon enfant : entre les deux, buisson d'épines. » Chacune de ces deux femmes a eu des enfants — un seul survivra à Marceline Desbordes —, s'est mariée (Mallet-Joris, plusieurs fois), ont aimé. Marceline a connu la misère financière, recevait une petite pension de l'Etat pour sa carrière littéraire, dispensait son argent à qui en avait besoin ; Mallet-Joris a plutôt vécu, de manière souvent précaire, de ses succès littéraires et des royalties des chansons de Marie-Paule Belle, dont elle était l'auteure. Mais au-delà de tout, ce qui crée un rapprochement actif entre les deux écrivaines, c'est qu'elles ont écrit à des époques où cela n'était pas évident. « Les femmes doivent-elles écrire ? Doivent-elles s'excuser, directement ou indirectement, d'écrire ? Il me semble que cette question se posait à moi — au moment où je publiais mon premier roman : les femmes ont-elles le droit d'écrire ? Certes. Et l'on était en 1949... » Heureusement, la question est devenue obsolète. Toutes les deux ont écrit sur l'amour, mais pas seulement. Marceline est surtout reconnue comme poétesse romantique (Elégies, Romances...) mais ses nouvelles et sa correspondance ne sont pas sans intérêt... ; Mallet-Joris doit d'abord sa renommée à ses romans mais elle a commencé comme auteure de poèmes... Et si toutes deux ont été menacées de devenir des écrivaines comme les autres, cela n'est jamais advenu. C'est que Françoise Mallet-Joris affirme en tout cas pour Marceline Desbordes, et c'est ce que je dis pour Françoise Mallet-Joris, qui a toujours suivi sa voie personnelle (jusqu'à ce livre-ci inclus, un de ses plus beaux) qui n'est peut-être pas celle de la modernité mais celle qu'elle s'est tracée dans les nombreux chemins qui séparent et mêlent la vie et la littérature.
Michel Zumkir