Baptiste MORGAN
La Vie oubliée
quorum
coll. L’instant même
1998
207 p.
Le dernier homme
Aux premières lignes de La Vie oubliée, l'impensable a eu lieu. « Depuis des jours et des jours, Dominique Hardenne marchait et il n'aimait pas le paysage autour de lui, un paysan ne pouvait pas aimer la terre brûlée, couverte de tendres sales et de bêtes appliquées à y pourrir, et tout ce gâchis qui ne servirait même pas à engraisser les champs pour une récolte prochaine, parce que la terre était sûrement mal en point. Il rie pouvait pas savoir pour combien de temps, Dominique, il n'était pas savant, mais il l'avait vu à la télévision : les bombes d'aujourd’hui ne se contentaient plus de tuer les gens, elles tuaient l'avenir aussi, et il ne fallait rien es-péter avant... » Tout le roman de Baptiste Morgan est écrit dans cette couleur gris tendre. La phrase est nette, exacte, oppressante à force de dépouillement. Seul rescapé de l'apocalypse nucléaire, Hardenne rentre au pays dans une étouffante combinaison qui le protège des radiations. l'.n chemin, il revit les mois qui ont précédé la catastrophe, dans un va-et-vient de la mémoire qui annonce le mouvement du livre : la drôle de guette où il se trouva égaré comme Fabrice à Waterloo, mélange de combats archaïques et de conflit virtuel, avec « des tranchées et des gaz » comme en 14-18 et, d'autre part, « des ordinateurs qui se tiraient les uns sur les autres, des satellites qui détruisaient des sous-marins, ou quelque chose de la sorte, Dominique ne se rappelait plus « ; ses compagnons d armes. Maillard qui ne pensait qu'aux femmes et Bizot, un gradé sans illusions qui persistait à vouloir comprendre l'incompréhensible. Les femmes ont causé la perte de Maillard, les idées n'ont pas sauvé Bizot. Peu porté sur les premières et inhabile au maniement des secondes, Hardenne a donc survécu. Il retrouve son village natal, devenu nécropole à ciel ouvert (on supposera qu'il fut balayé par une bombe à neutrons, dont le rayonnement anéantit la vie en laissant intacts les matériels et les installations.). La mort a saisi à l’improviste son frère à vélo sur la route, les filles à soldats dans la « maison » tenue par une ancienne dévote, ses parents et le reste des paroissiens sur les bancs de l'église. Baptiste Morgan fait le vide barométrique autour du dernier survivant de l'espèce humaine et le laisse avec cette question : comment taire partie du monde ? Hardenne répond d instinct, à sa manière. En organisant méthodiquement sa survie avec son savoir-faire de paysan, en imaginant ce que fut, loin du front, la vie du village en temps de guerre, en peuplant sa solitude d'images et de souvenirs qui finissent par tour envahir (en particulier celui de son amour d'adolescent pout Julie, dont il a retrouvé la dépouille au bordel), en glissant doucement, l'alcool aidant, sur la pente de la folie, en devenant à lui seul la communauté des disparus dont il fait dialoguer les photographies en son for intérieur. Et qui, se retournant contre lui, instruiront bientôt son procès. Condamné à l'exil, Hardenne quittera le village, libéré, peut-être, de ses fantômes. C'est une fable, si l'on veut, mais qui s'appuie sur le concret. Et c'est ce concret qui, dans l'écriture de Baptiste Morgan, emporte l'adhésion, plus que l’« allégorie de notre siècle »dont parle un peu hors de propos la quatrième de couverture du livre. Un exemple. Hardenne est, répétons-le, d'origine paysanne, donc nanti d'un certain savoir agricole et météorologique. La météo, autant que le lien à la terre, au sol natal, détermine son rapport au monde, et conséquemment la construction du livre, divisé en quatre parties correspondant aux quatre saisons d'une année. La guerre est vécue par lui dans son comment et non dans son pourquoi, comme un fait naturel, un fâcheux phénomène analogue à la pluie, la grêle, la neige. De même le dérèglement des éléments consécutif aux radiations de la bombe, cet hiver interminable qui menace la qualité des cultures et donc les conditions de sa survie. Qu'importé alors si la dernière partie du livre nous a paru moins convaincante. C'est à ce genre de choses qu'on reconnaît un écrivain.
Thierry Horguelin
P.-S. Baptiste Morgan est le prête-nom de Vincent Engel, qui mie en scène un personnage homonyme dans une nouvelle du recueil La Vie malgré tout. Ce jeu de masques un peu gratuit, en tout cas sans incidence sur la narration, n'ajoure ni n'enlève rien aux qualités de La Vie oubliée.