Yvon TOUSSAINT
Le manuscrit de la Giudecca
Fayard
Paris
2001
441 p.
Le point de vue d'Aleandro
Il est des hommes qui traversent l'histoire en jouant ce qu'on pourrait appeler des seconds rôles. Pourtant, n'étant justement pas cantonnés dans une place de roi du monde, de pape de la littérature ou de prince des poètes, ils en acquièrent une mobilité extraordinaire, et une vie riche en événements. C'est pourquoi donner à ces personnages, dans un roman historique, un rôle de tout premier plan, semble être une œuvre salutaire, d'une part, parce qu'ils gagnent à être connus, et que leur pérégrinations favorise une réflexion profonde sur l'époque dans laquelle ils vivent, et d'autre part, parce que leur statut de second rôle permet à l'auteur de prendre certaines libertés dont le roman profite et dont les historiens ne s'offensent pas. Cette affirmation, je ne la tire pas de ma pauvre caboche : elle m'a été soufflée par Yvon Toussaint, alors que je lisais son dernier livre, Le manuscrit de la Giudecca. Le protagoniste principal et narrateur de ce roman historique, l'auteur l'a rencontré, comme il le dit joliment dans ses Notes et Références, « en cheminant sur les traces d'Erasme de Rotterdam. » Autant dire que Girolamo Aleandro n'a pas été retenu par les manuels d'histoire, même s'il fut tour à tour l'aide d'un illustre imprimeur, Aldo Manuzio, brillant humaniste professeur de grec, puis recteur de la Sorbonne, chancelier d'Erard de la Marck, préfet de la Bibliothèque Vaticane, nonce du pape, évêque, et enfin, cardinal. Il épuisa ses derniers jours à Venise, dans un palais situé sur les bords du canal de la Giudecca, où Toussaint le dépeint écrivant ses mémoires. S'il ne fut pas pape, Aleandro fut néanmoins son nonce et joua un rôle politique de premier plan auprès de Charles Quint, notamment, lorsqu'il recevra de Léon X la mission délicate de persuader l'empereur de se ranger aux côtés de l'Eglise de Rome dans sa lutte contre le bouillant Luther ; s'il ne fut pas Erasme, il fut son ami intime à Venise, et même lorsque leurs rapports se dégraderont et qu'il reprochera au grand humaniste son indécision et sa critique de l'Eglise, il ne cessera de l'aimer ; s'il ne fut pas le chantre de la tolérance, il n'en participera pas moins à la nouvelle politique de l'Eglise, intégrant les critiques de Luther comme celles d'Erasme. Quant à sa vie sentimentale, ce fut celle d'un prélat de l'époque, ni plus, ni moins débauché, mais toutefois assez riche pour attraper la syphilis, et, plus tard, devenir l'amant, à Rome, de dame Perilla qui lui donnera un fils, Claudio. Aborder l'histoire à travers la fiction n'est pas chose facile, et beaucoup d'auteurs s'y sont essayés sans grand succès. Manque de documentation, abondance de clichés, erreurs historiques, cafouillage dans l'articulation des événements ou fadeur dans l'évocation de la vie quotidienne d'une époque lointaine, ce ne sont là que les plus petits travers sur lesquels ces auteurs trébuchent le plus souvent. Quand ils ne prennent pas tout simplement prétexte de l'histoire pour démontrer la thèse qui leur tient à cœur, plutôt que d'essayer d'en tirer un enseignement plus humble peut-être, mais plus profitable : c'est qu'il faut trouver le biais, l'ouverture par laquelle on parvient à insuffler au récit toute sa vivacité et sa pertinence, et ce n'est pas évident.
A l'instar de celle de son narrateur, la polyvalence de l'auteur est extraordinaire : politique, il a le don de mettre en évidence les rapports de force entre les puissants de l'époque ; philosophe, il parvient à résumer de manière claire et précise les opinions des plus grands penseurs ; amateur éclairé, il fait vivre l'art de Giorgione ou de Durer. Mais tout ceci ne serait rien, si l'auteur ne parvenait à montrer l'importance des enjeux de chaque domaine et leur interdépendance. Or, dans Le manuscrit de la Giudecca, l'histoire est racontée du point de vue d'Aleandro, et à travers le prisme de cet homme fidèle à l'Eglise et désireux de servir ses intérêts, les conflits spirituels et temporels prennent toute leur dimension. Pourtant, Aleandro sous sa plume ne se raconte jamais sans nuance, ni sans un certain cynisme. C'est ici qu'Yvon Toussaint réussit son véritable coup de maître : en se fondant dans cet homme devenu vieux, qui raconte avec honnêteté, détachement et verve le parcours de sa vie : son impiété ; ses passions d'humanistes ; sa défense acharnée, dans la foulée de son amour du débat, des dogmes de l'Eglise, suivie de sa lente adhésion à ceux-ci ; et enfin sa critique et son nouvel esprit d'ouverture et de tolérance aux autres religions. J'imagine que l'ancien directeur-rédacteur en chef du journal le Soir et le raffiné Cardinal ont des points en commun, car cette fusion est particulièrement réussie.
A un tel point qu'on a l'impression qu'à travers l'expérience et la chair du cardinal, c'est la chair et l'expérience d'un homme plus proche qui s'adressent directement à nous. On est touché par les élans d'affection ou de mépris, par la connaissance profonde de la nature humaine, par l'incompréhension et le dégoût des guerres, par la curiosité face aux mécanismes des cours et du pouvoir ; on ne doute pas un moment que ces expériences ont été vécues tant elles fleurent la vérité. Il en va jusqu'à la description, amicale bien que sans concession, des terres et des peuples d'Europe, ainsi qu'à la recherche de ce qui fait leur unité et leur harmonie, que le narrateur et l'auteur semblent partager.
A l'heure où la rhétorique de certains responsables politiques, et par la même occasion, de trop nombreux intellectuels, s'encombre de questions au caractère trop régional pour être vraiment pertinentes, on est heureux de rencontrer des écrivains dont les horizons semblent naturellement larges, et qui savent remettre au centre du débat public le problème d'une identité intellectuelle qui, à force de se laisser piétiner par les allégeances économiques et militaires, ne se cherche plus qu'à tâtons. Et lorsque l'un d'eux a la bonne idée d'écrire un livre, on ne peut que le saluer, et espérer qu'il sera lu et traduit.
Pascal Leclercq