Paul NOTHOMB
Le second récit
éd. Phébus
2000
192 p.
Récit d'une éclipse
La réédition du roman Le délire logique a placé Paul Nothomb au centre d'une polémique (voir les numéros 111 et 112 du Carnet et les Instants) qui pourrait occulter son travail actuel. Le fait est que le temps passe, la vie suit son cours et Paul Nothomb revient au devant de l'actualité avec un essai qui n'a aucun point commun avec son précédent livre. Depuis une vingtaine d'années, Nothomb pratique une relecture critique des livres bibliques les plus anciens, lus, bien sûr, dans le texte original, et a commenté le texte hébraïque dans une bonne demi-douzaine d'ouvrages. Son souci premier semble être de démystifier ces textes fondateurs de notre civilisation (qui, qu'on le veuille ou non, nous touchent tous) et d'en donner une lecture créatrice, ouverte, à l'opposé de la position dogmatique et manipulatrice que l'Eglise impose par le biais de traductions tronquées ou, à tout le moins, réductrices. Il faut insister : cette relecture est une aventure intellectuelle passionnante qui ne concerne pas que les croyants (qui y trouveront une glose et une exégèse un peu différentes de celles proposées par le catéchisme) mais touche, de près ou de loin, tous ceux qui vivent dans la zone d'influence judéo-chrétienne. Le second récit évoque la partie de la Genèse dans laquelle il est question de la création de l'homme, de sa vie au jardin d'Eden et de la « chute ». Pourquoi « second » ? Par opposition au « premier récit », dit des « six jours », pendant lesquels Dieu crée le monde. Ce récit des « six jours » est actuellement placé au début de la Genèse dans la Bible mais il a été rédigé à une époque plus tardive que le « second ».
D'emblée, Nothomb situe la difficulté d'interprétation : le texte original est un texte ouvert puisque la langue hébraïque ne possède ni voyelle ni ponctuation. Il y a donc presqu'autant de lectures possibles qu'il y aurait de lecteurs. Il n'empêche que cette langue a néanmoins des règles qui sont vérifiables dans les occurrences qui se manifestent. Ce qui permet à l'auteur de comprendre que, malgré la distance (quelque 3 000 ans !), ceux qui ont rédigé ce second récit avaient des inquiétudes existentielles fort proches des nôtres... Sans entrer dans les détails que cette interprétation apporte, il faut quand même épingler quelques points essentiels. Ainsi, Nothomb nous explique-t-il la Genèse comme le premier récit à proclamer la liberté de l'être humain et son pouvoir créateur (c'est-à-dire faisant de sa vie son œuvre) mais montrant que cette liberté induit une condition qui lui est directement reliée, à savoir la possibilité de l'aliéner. Le texte original donne aussi l'image d'un Dieu moins terrible qu'on l'imagine généralement et susceptible de douter ou de créer malgré les risques imaginés. Nothomb explique aussi combien des siècles d'anthropocentrisme font écran à notre capacité à nous représenter une vie au jardin d'Eden pendant laquelle le temps et l'espace étaient réversibles, où l'origine et la représentation apparaissaient simultanément ; l'image de l'homme (donc celle de Dieu) demeurant inconcevable car débordant tous les clichés, fussent-ils signés par Michel-Ange. Il faut aussi noter que lorsqu'il évoque cette « poussière » dont l'homme est constitué et à laquelle il va retourner, il le fait avec une grâce qui tranche sur le mépris dont la tradition entoure cette expression. Quant à la « chute » de l'homme, Nothomb l'explique plutôt comme une éclipse puisque le retour au jardin d'eden lui est promis. Et, mais je n'en dirai pas plus, l'explication qu'il donne de l'« eden » est des plus réjouissantes — sinon franchement révolutionnaire — quand on sait ce que le dogme vaticanesque continue à propager. Le second récit est de ces livres qu'il faudrait mettre entre toutes les mains. Certes, les créateurs (écrivains ou autres artistes) y trouveront des propos éclairants sur eux-mêmes ou sur la création (grâce, tout à la fois, à la lucidité des auteurs de ce second récit et à la limpidité du commentaire) mais tout homme est créateur (ne serait-ce, rappelons-le, que de sa propre vie) et, à cet égard, le livre propose un regard spirituel et un retour aux sources mythiques particulièrement enthousiasmant et enrichissant.
Jack Keguenne