Pascale TISON
Le velours de Prague
Bruxelles
Les Eperonniers
1996
200 p.
Les noms
Dans le fouillis d'une bibliothèque, quelques rares bouquins jouent un rôle d'une extrême modestie. On les ouvre parfois, en guidant un peu le hasard, page 36 ou page 169, pour y recueillir une phrase qui avait fait impression, pour y savourer deux ou trois paragraphes mal oubliés. Comme on ne sait pas vraiment écrire et que le maniement des mots ne nous est pas naturel, comme on ne craint pas l'émerveillement et que l'on n'a plus peur de sembler niaiseux, on fait l'innocent, l'ingénu éternel : on feint d'y découvrir une langue qui est la nôtre et la plus belle entre toutes. On souhaiterait se dire simplement et superbement, à la manière de Francis Ponge, que « notre façon d'être est de pratiquer la langue française ». Parmi les livres élus — que l'on ne prête pas, que l'on ne conseille même pas tant ils nous touchent et participent à la construction de l'être intime —, se glisse de loin en loin une œuvre nouvelle, à laquelle on sait devoir revenir, à petites doses, avec ce goût de la répétition qui voit relire dans un recueil toujours le même poème, jusqu'à le connaître par cœur. Ces jours-ci — et pour longtemps —, ce serait Le velours de Prague de Pascale Tison. En 1968, à Prague, l'espoir ne dura qu'un printemps et fut tôt étouffé sous les chenilles des chars soviétiques. Pour Andreï et Marta, pour Marek et Maya, pour d'autres encore, qui étaient jeunes, amoureux, souvent artistes, le seul recours fut de s'expatrier, de quitter le pays natal pour vivre ailleurs l'amour et l'art. Dans cette chronique du déracinement, il est peu de soubresauts romanesques et encore moins d'événements fabuleux — mais l'exil pour motifs politiques est un cataclysme suffisant dans une vie. Comme les peintres qu'elle met en scène, Pascale Tison préfère la nuance au trait lourd, qui fixe des contours définitifs. Nourrissant de détails infimes d'émouvants portraits d'hommes et de femmes, elle s'attache surtout à percer le secret des âmes, en versant autour de chaque personnage un halo de clarté intelligente qui ne s'avère pourtant pas moins fauteur d'ombres. Elle laisse entrevoir la lourdeur des non-dits et la profondeur d'incompréhensions qui se trahissent en vocations non-vécues, en amours manquées. D'une ville à l'autre, de Prague à Toronto, Montréal ou Bruxelles, elle accompagne chacun de sa tendresse, sans jugement ni complaisance, comme si le cours d'une existence générait seul l'aménité ou la rudesse. C'est peu dire que Le velours de Prague est bien écrit, car bien écrire n'est rien. Les rentrées littéraires déversent, chaque automne, leur lot de romans de bonne tenue, importants le temps d'un prix, à gagner ou à perdre. Or, Pascale Tison n'est pas la servante docile du français classique. Elle ne se satisfait pas de maîtriser le style avec brio, mais elle exploite diversement le pouvoir symbolique des mots et accorde aux exilés une prescience des signes, comme si leur drame se jouait d'abord à travers l'expérience et l'interprétation du langage. Ainsi, pour Ludvik Meisdl, l'épellation du patronyme en terre étrangère laisse-t-elle sourdre traits de caractères et obsessions inéluctables : « Il s'était inspiré du dictionnaire, mais avait pris soin de comprendre le sens des mots qu'il donnait quelque part pour l'égal (de son nom) » — et il recourut donc aux termes de « Majestueux, Elément, Icône, Suède, Démocratie, Liberté ». Pour qui les écoute et les prononce, tous les noms sont riches de savoirs inattendus. Ils sont le charme ou l'horreur, et confortent le désir comme la jalousie. C'est pourquoi Marta et Andreï « aimèrent particulièrement la ville d'Orange, comme ils avaient aimé le mot Mirabelle, a l'aéroport de Montréal ». Les exemples foisonnent qui mériteraient une lecture serrée. Porter sur les mots un regard minutieux, autant dire myope, tenter de débusquer leur innocence factice, de cerner ce qu'ils disent et ce qu'ils taisent, et les mensonges qu'ils colportent, ce n'est jamais le fait d'un amuseur ni d'un faiseur, mais plutôt le travail patient d'un authentique écrivain : c'est ce qu'a réussi Pascale Tison, dans un premier roman qui est déjà une œuvre majeure.
Laurent Robert