Paul NOTHOMB
Non Lieu
Editions Phébus
« D'aujourd'hui »
1996
192 p.
L'éternité retrouvée
C’est un drôle d'objet que le dernier livre de Paul Nothomb. A mi-chemin entre l'essai et la confession (ou procédant de l'un et l'autre), entre la philosophie, la métaphysique et la gnose, érudit sans être vraiment hermétique, follement ambitieux et déconcertant de sincérité, utopique et libertaire à l'extrême, il se présente comme le « non testament » d'un homme qui se sait proche de la mort et qu'une existence difficile a maintes fois confronté à des situations-limites. Les problèmes qui sont ici posés, Paul Nothomb les a abordés de façon éparse dans quelques-uns de ses précédents ouvrages (L'Homme immortel, Les Tuniques d'aveugles…). Non Lieu a pour objectif de les systématiser tout en les organisant sous un jour nouveau, à la fois plus lâche et plus lumineux.
L'écrivain part d'un constat dont le caractère révoltant a sidéré chaque homme à un moment ou à un autre de sa vie : nous sommes condamnés à mourir. Les premières questions fondamentales qui nous taraudent (que faisons-nous ici-bas ? sommes-nous vraiment libres ?) reviennent immanquablement buter sur cette borne insupportable de la Fin. Paul Nothomb s'applique tout simplement à la remettre en cause. Ses raisons ne participent pas des promesses de l'au-delà chrétien (« sortir de la mort par la mort ! ») mais s'appuient sur une relecture approfondie de la Bible des origines à partir de l'hébreu, une nouvelle traduction, une analyse linguistique qui n'avait, s'il faut l'en croire, jamais été tentée. Qu'elle conteste nos vingt siècles de tradition judéo-chrétienne et remette en cause les théories scientifiques les plus répandues aujourd'hui est peu dire. Paul Nothomb se révèle d'abord plus phénoménologue que tous les phénoménologues de la planète additionnés. L'univers tel que nous le concevons est une construction de notre entendement. Les milliards d'années d'avant notre arrivée sur la terre ne sont que fiction pure, « intrusion intempestive d'un temps irréversible » dans l'intemporalité fondamentale qui nous précède et dont, au départ, nous procédons. Il faut cesser de croire à la réalité de ce monde soi-disant objectif dans lequel nous évoluons. Il ne s'agit plus de reculer l'Echéance ou de ruser sans relâche avec la terreur qu'elle nous inspire : il ne tient qu'à nous, en effet, de la supprimer ! Cette intuition, la Bible des origines, « bien lue », la cautionne dès la première phrase (« Lorsque Dieu créa dans la tête (...) la Réalité » (c'est moi qui souligne)) et la soutient pas à pas. Résumons-nous. La fameuse poussière que nous sommes et à laquelle, selon le dogme, nous retournerons immanquablement, ne doit pas être comprise de façon négative. Elle est poussée de l'esprit, expression de la vie soulevée par le Vent (Dieu) hors d'un sol aride et désertique, informe et vide (Haadama). Elle est naissance de l'Homme (Haadam) à la fois un et multiple, masculin et féminin que nous sommes à l'origine. Sa terre de liberté illimitée, l'homme (devenu adam sans article) ne pourra plus l'appréhender ou la comprendre après la Chute qu'il aura lui-même provoquée. Il la peuplera désormais de ses constructions mentales pour créer l'adama, c'est-à-dire sa servitude, son « gagne-pain », sa sépulture. « Adam » étant un mot-racine et « Adama » son unique dérivé, l'homme est l'auteur de la mort « qu'il croit fatale ou voulue par Dieu ». C.Q.F.D.
Il a fallu à Paul Nothomb des années de réflexion, l'expérience de la torture et de l'enfermement, l'apprentissage de l'hébreu, de la solitude et de la trahison pour élaborer la théorie que je viens d'expliquer de manière réductrice en quelques lignes. L'extraordinaire est que ce « chemin de croix », pour employer une expression qu'il désavouerait certainement, ait donné naissance à une pensée si pleinement vivante, avide et audacieuse. Sans adhérer forcément aux conclusions de son exposé, on ne peut qu'être admiratif devant tant d'érudition et d'acharnement au travail. Surtout, on ne peut qu'être touché par une révolte demeurée intacte au cours du temps, un penchant pour la subversion que l'âge a radicalisé et qui s'attache toujours, avec calme et méthode, à ébranler une à une l'ensemble de nos petites servitudes quotidiennes.
Françoise Delmez