Otto GANZ
Sarcophage
Edifie L.L.N.
coll. Maelström
Bruxelles
1999
200 p.
Le cauchemar du langage
Otto Ganz est un écrivain, un écrivain qui en énervera plus d'un, que d'autres aimeront et dont je ne conseillerais sans doute pas les livres à tout le monde, mais un véritable écrivain. Déjà auteur de Aline (les Éperonniers, 1998), il prouve avec Sarcophage et aTCHoum ! qu'il est le dépositaire d'un univers particulier et qu'il est travaillé par le langage. Cet univers, qui se retrouve, avec une belle cohérence, d'un livre à l'autre, n'est pas rose, que du contraire. Il s'agit d'un monde de cauchemar, de solitude et de folie où la sexualité joue un grand rôle, mais en divisant les êtres et en les avilissant, où la mort est omniprésente, où l'amour, malgré sa force, semble être destiné à mener les hommes et les femmes à la perdition. Quant au langage, il occupe chez Otto Ganz une place de choix : il est à la fois la marque de la folie et de la lucidité retrouvée, il est la plaie et le couteau, le mal et le remède, ce qui a séparé les êtres et ce qui échoue à les réunir : « La solitude [...] est une bestiole coriace qui vous lie au langage et vous en exclut tout à la fois, vous entremêle les pinceaux dans la langue que vous voudriez un chouïa posséder, vous ligature, vous attire des gens auxquels vous tentez de dire la bouffée d'amour qui vous submerge en les voyant. », écrit Otto Ganz dans aTCHoum !
Le quatrième de couverture de Sarcophage, rédigé par André Beem, prévient le lecteur : ce « texte violent, difficile parfois, ne se laisse ni résumer ni classer dans un genre littéraire déterminé. » Essayons quand même : dans une ville appelée, entre autres, Louvin-la-Glaise ou Louvin-la-Sourde, un cataclysme se prépare. Le narrateur en ressent déjà les effets tout en constatant les ravages de la folie qui gagne sa compagne... et qui l'atteint lui aussi semble-t-il. Car rien n'est jamais sûr. Mais je serais peut-être plus efficace en écrivant que ce que veut dire Otto Ganz, c'est par la forme qu'il le dit. Son narrateur a sans cesse des « difficultés à comprendre » le monde. Il « plie en cercle entre deux pertes de mémoires » et souffre d'un « déficit de logique narrative ». « On est incomplet [...] c'est pour ça qu'on est seul. », déclare-t-il encore. Et il ajoute : « II faudrait un rythme différent pour s'apaiser. Il faut un rythme en rupture pour redonner sens à ce qui l'a perdu presque naturellement. » Et le texte est bel et bien construit à l'image de la vision du monde du narrateur : il est difficile à comprendre, circulaire, n'obéit à aucune logique narrative connue, il est lacunaire et son rythme n'est fait que de ruptures, matérialisées concrètement par la présence obsédante de points de suspension... En d'autres termes, si ce livre n'a pas de sens, c'est parce que la vie ou le monde n'en ont pas non plus. Voilà pour le résumé. Quant au genre littéraire, je ne prendrais pas de risque en classant Sarcophage dans la catégorie des romans, qui en a vu d'autres. Le lecteur que cette description pourrait effaroucher mais qui aurait néanmoins envie de découvrir Otto Ganz peut se tourner sans peur vers aTCHoum !, dont la lecture est beaucoup plus aisée. Il s'agit du même univers, mais abordé différemment, par le biais de plusieurs narrateurs, certains étant plus lucides que d'autres. Le livre est un recueil de « fables » qui se croisent, un personnage secondaire dans l'une devenant narrateur dans l'autre (notons en passant que l'une des fables recoupe Sarcophage : elle explique l'histoire d'un graffiti aperçu à Louvin-la-Goule). Le lieu principal n'est plus une ville, cette fois, mais un bordel sordide et le ton employé épouse la musique d'une certaine oralité. Les récits comportent beaucoup de réflexions, notamment sur la littérature et le langage. Ils sont parfois délirants, mais leurs délires sont, en général, plus canalisés que dans Sarcophage. On pense parfois à Borges, notamment quand on lit l'histoire de Glon Yo, où un homme découvre dans un livre très ancien le récit de sa propre destinée... Dans ces deux livres, Otto Ganz nous montre donc l'étendue de sa palette tout en enfonçant le clou de ses terribles obsessions.
Laurent Demoulin
Otto GANZ, aTCHoum !, Les Eperonniers, coll. Maintenant plus que jamais, Bruxelles, 2000, 230 p.