Georges SIMENON
Longs cours sur les rivières et canaux
édition et postface d'A. Bertrand
Cognac
Ed. Le temps qu'il fait
1996
136 p.
Simenon, vagabond de l'eau
De mars à septembre 1928, Georges Simenon s'échappe de l'appartement de la Place des Vosges à Paris. Terminées, les mondanités de la capitale, les soirées arrosées, les amours passagères. En 1928, Simenon en pince sérieusement pour la Ginette. La Ginette : un canot de sauvetage de 5,5 m de long, équipé d'un petit moteur de 3 CV, et qui traîne au bout d'un filin une embarcation plus petite encore : s'y entassent tentes et matériel, la fidèle Boule, le chien Olaf. Durant six mois, Simenon et Tigy, son épouse, vont sillonner les rivières et canaux de France. Ce voyage « vu de l'eau », Simenon l'a retracé dans quelques pittoresques récits-reportages, publiés en magazines dans les années trente. On les redécouvre avec plaisir aujourd'hui, réunis par Alain Bertrand dans un bel ouvrage des éditions Le temps qu'il fait. Ce périple fluvial qui n'a rien d'une promenade de yachtman doit les conduire de Paris à Lyon, en passant par un tunnel redouté, courbé et sans lumières, de plusieurs kilomètres sur le plateau de Langres ; puis de Lyon jusqu'à la Camargue par le canal de la Marne, la Saône et le Rhône tumultueux. Un incident mécanique bienvenu les contraint à passer un été enchanteur au Grau-du-Roi. (Simenon évoque « un grand miroir bleu bordé par le sable d'une plage déserte » : ce n'est pas celui que je connais.) L'odyssée se poursuit par Sète, Toulouse, Bordeaux. La Ginette est mise sur le train pour rejoindre Montluçon. De là, les voyageurs regagnent Orléans puis Paris par les canaux de Berry, de Briare et du Loing.
Chaque soir, après une lente avancée, la Ginette est couverte d'une toile de voile qui la transforme en chambre à coucher. Chaque matin, le prolifique écrivain s'installe sur une caisse à même le quai ou la berge, et tape avec ardeur les trente feuillets qu'il envoie à ses éditeurs parisiens. Six mois d'exploration dans un monde nouveau — car « personne ne connaît la carte des voies navigables en France ». Six mois au rythme des remous du fleuve nourricier, qui vont immerger Simenon dans un milieu qu'il (re)découvre avec ravissement : après tout, il a passé ses vingt premières années en bord de Meuse. Mais aussi six mois qui imprégneront sa mémoire « d'une mine de décors romanesques » et de détails réalistes, qui nourriront son écriture de l'univers populaire des mariniers et des éclusiers — « vous parlerez le langage de l'eau comme celui de votre profession, naturellement ». Pas moins important, un système de valeurs moins frelaté qu'à Paris, et que Simenon résume à sa manière, simpliste : « Les mariniers sont des gens bien. » Selon Michel Lemoine, le jeune Sim battra tous ses records de production cette année-là, écrivant 53 romans populaires. « Parfois une silhouette à peine entrevue venait s'imposer avec insistance », dira-t-il de cette équipée. « Je la dotais d'une histoire. C'est ainsi que s'écrivait le roman. » Et les preuves sont là, du Charretier de la Providence et de L'Ecluse n° 1 au Temps d'Anaïs ou à La Veuve Couder c. On s'amuse, d'un reportage à l'autre, à découvrir les louvoiements dans l'écriture que Simenon impose à ses souvenirs. L'agrément de la lecture tient également aux poétiques photographies des rivières et canaux réalisées en 1931 par Hans Oplatka, en compagnie de l'écrivain, et exhumées pour cette édition d'un classeur à anneaux, conservé au Fonds Simenon de l'Université de Liège.
Alain Delaunois