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Critiques de livres

Eddy Devolder
Le sursaut
Noville-sur-Mehaigne
Esperluète éditions
2007
123 p.
Illustré par l'auteur.

Jouer avec le feu
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 149

Après la trilogie constituée par La Russe, Anna Streuvels et La ligne de partage, Eddy Devolder nous revient avec un nouveau roman, ou plus précisément un récit, intitulé Le sursaut. Il débute dans les rues de Bruxelles, où le narrateur est pris en photo par une jeune femme inconnue. Il se sent agressé, proteste; elle se défend, revient à la charge, débarque chez lui. Elle s'appelle Béa et est photographe. Une relation ne tarde pas à se nouer entre eux, une passion violente, exacerbée. Béa le met en garde : elle est dangereuse, elle se dit «certaine de foncer droit dans le mur». Entre eux, l'amour est «délirant», «catastrophique». Un jour, elle lui tire un coup de revolver à l'aine, qui les amène lui à l'hôpital, elle en section psychiatrique. Une jeune fille, Clara, historienne de l'art, lui succède, cette fois sur le mode de la demande d'aide et de la séduction complice. Mais au moment où il recommence à espérer, Clara meurt à son tour, stupidement, victime d'une balle tirée par un automobiliste fou. L'état mental du narrateur, déjà fragile, se dégrade. Il tente d'en finir en se suicidant au gaz, échoue. Quelqu'un sonne à la porte : la maison explose, il est grièvement brûlé. Commence alors une longue convalescence, un combat pour la survie et contre la souffrance, où chaque minute compte, où chaque geste coûte, et qui le mènera en soins intensifs, puis en revalidation, enfin dans une petite maison où Thomas Bernhard a habité.

Ramener ainsi le récit à ses faits essentiels et à ses principaux personnages, bien que leur histoire soit tout sauf anodine, n'en donne pourtant qu'une faible idée. Car elle ne dit rien de l'étonnante richesse de ce petit livre, bourgeonnant à la manière des peaux qui se reforment à l'endroit des tissus brûlés. Le sursaut est placé d'un bout à l'autre sous le signe du feu. Le feu, qui brûle les cœurs et les corps. Les coups de feu : celui tiré par Béa, celui dont meurt Clara, celui encore d'un homme qui se tue avec un pistolet d'alarme. Le narrateur en a bien conscience : «Je joue avec le feu», dit-il explicitement. Le feu et son contraire l'eau, symbolisée ici par l'aquarium que le narrateur achète, tentative dérisoire pour conjurer le sort qui l'attend, ou par les séjours qu'il fait à la mer, d'abord en compagnie de Clara, puis seul.

Ainsi, d'un bout à l'autre du roman, des correspondances se tissent, des suites thématiques se dessinent. Le retardateur de l'appareil photo annonce le coup de feu qui manque son objectif. L'explosion de la maison reproduit à l'identique la séquence finale du film de Fassbinder, Le mariage de Maria Braun, vu peu auparavant avec Béa. Le corps détruit, à l'épiderme rapiécé, est annoncé par un rêve dans lequel le narrateur voit ses habits qui lui collent à la peau, se solidifient pour l'enserrer comme une camisole, puis par une scène où Béa lui grave sur la peau avec un cutter la forme d'un costume. Lorsque le narrateur veut se jeter par la fenêtre de la chambre qu'il loue à Ostende, il en est dissuadé par la silhouette d'un corps qu'il aperçoit (ou croit apercevoir) peinte sur le sol : il renonce à son geste, qui n'a plus de raison d'être puisque quelqu'un l'y a précédé. Le tableau de Magritte intitulé Le thérapeute se retrouve à trois reprises dans des contextes différents; Clara invite le narrateur à prendre un verre à l'Archiduc, sans savoir que Béa l'a fait avant elle; l'histoire se termine près de la place Fernand Cocq, là même où elle avait commencé…

Mais autant, sinon davantage, que son foisonnement thématique, ce qui frappe dans ce livre est son écriture. Une écriture dense, elliptique, tendue comme un arc, éliminant tout détail superflu. Une écriture qui a la force et l'urgence des choses vitales. Jamais peut-être, dans ses romans antérieurs, Eddy Devolder, que l'on sait fasciné par l'art oriental, n'avait atteint un tel degré de concision et de concentration. Cela donne un roman âpre, tourmenté, dérangeant. Avec, au bout de ce long tunnel, une lueur d'espoir : lorsque le narrateur doit entrer en chambre stérile, l'hôpital n'en possédant pas, on le met dans une maternité; un peu plus loin, comme par imprégnation inconsciente, il se rend soudain compte que, pour que sa vie ait un sens, il lui manque quelque chose d'essentiel – avoir un enfant. Et puis il y a cette page finale, impressionnante, où il raconte que les Inuits donnent à manger à leurs chiens de traîneau des cœurs de requins, qui ont cette étonnante particularité : ils continuent à battre huit heures après leur mort. «J'aimerais, dit le narrateur, pouvoir tenir un cœur de requin entre les mains, y planter les dents et le bouffer.» Rarement l'expression «mordre la vie à pleines dents» aura été utilisée de manière aussi littérale et aussi saisissante.