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Critiques de livres

Françoise LALANDE
La séduction des hommes tristes
Avin
Luce Wilquin
2010
142 p.
14 €

Face au Vieil Océan
par Ghislain Cotton
Le Carnet et les Instants N°164

Avec La séduction des hommes tristes, Françoise Lalande renoue, près de trente ans plus tard, avec le site qui avait largement inspiré son premier roman Le gardien d’abalones, paru en « Écrits du Nord », chez Jacques Antoine. C’est donc le Mexique et en particulier le décor grandiose de la côte Pacifique qui préside à cette histoire d’amour, de haine et de mort. À l’enseigne d’Édouard Manet dont la toile fameuse L’exécution de l’empereur Maximilien illustre ce septième roman. Bien qu’il s’agisse ici d’un autre homme triste, celui qui restera simplement l’homme ou l’étranger tout au long du récit et qui, dès l’enfance, avait été fasciné par le Mexique à travers ce tableau à la fois superbe et horrifiant. C’est un Belge, presque un vieillard, « éternel insatisfait » qui s’est retiré – ou mieux, exilé – dans ces lieux isolés en bordure de l’Océan (dont une majuscule appuie ici le statut indiscutable de personnage central). Après une vie d’errance douloureusement marquée par la désertion de la femme aimée, son ancienne épouse, il partage son existence actuelle avec Alegria, une jeune femme du cru, à la fois amante et servante. (Comme l’India Bonita du malheureux Maximilien, laissé à son triste sort sur cette terre hostile, tant par son épouse Charlotte, fille de Léopold Ier, que par la France du malencontreux Bazaine). Alegria donc, qui s’est jetée dans son lit comme on assume un sort héréditaire dans un mélange trouble de désir, de fatalisme et de rancœur. Maîtresse paradoxale, vivant dans la crainte d’être rejetée, comme Maria, l’héroïne de son feuilleton télé favori, l’a été par l’homme riche et beau que malgré son humble condition, elle avait réussi à conquérir. L’obsession d’une vengeance anticipée pousse ainsi l’émule de l’icône cathodique à préparer pour l’étranger la boisson empoisonnée avec laquelle sa propre mère s’est naguère débarrassée de son mari. Pour l’heure, en ce jour de la Fête des morts, moment fort de l’année dans la tradition mexicaine, le « condamné » descend de sa cabane vers le rivage, escorté par ses compagnons d’élection : les chiens Sol et Luna, un vieil âne et un oiseau estropié. Alegria doit le rejoindre. Comment saurait-elle en concoctant son bouillon d’onze heures que l’homme lui-même, excédé par ses « jacassements » et de plus en plus conscient de la haine qu’elle lui porte, a décidé qu’il la tuerait ce même soir ? Avec l’arrivée de l’Indienne sur la plage, ce paso doble mortel orchestré par la puissance de l’Océan prend une autre tournure et multiplie les figures dans une violence de gestes et de sentiments contradictoires, mais finalement ouverts sur la vie. Jusqu’à ce que la chienlit de cette fête quasi carnavalesque, déchaînée par des masques et des faux squelettes menés par le frère d’Alegria et exaspérés par les frustrations ancestrales et d’ineffaçables humiliations, accomplisse son devoir de vengeance envers « le gringo et sa putain ». Cette fois, comme Maximilien, c’est bien la mort que l’homme triste est en passe de séduire. Si le récit est en soi dramatique et plein de force, c’est aussi le rythme que Françoise Lalande lui imprime qui en fait la richesse et l’attrait. Dans le décor permanent de ce « vieil Océan » aussi puissamment présent dans le silence de cette plage que dans les célébrations emportées de Maldoror, la romancière propose une suite de courtes séquences ou d’arrêts sur image. États d’âme du présent et souvenirs du passé s’y s’enchaînent et se chevauchent dans la tête de l’homme, portés par ces phrases longues, proches de la litanie, et en harmonie profonde avec l’inexorable roulement des vagues. Mais outre cette fascination océane, que ce soit dans les rites exaltés et archaïques de cette Fête des morts, dans la divination instinctive des animaux (qu’incarnent les chiens Sol et Luna, le vieil âne et l’oiseau désailé) ou dans tout ce que peuvent lui inspirer les prodiges et les vibrations de la nature, on retrouve la sensualité magique et primitive d’une « Belge méchante » (titre excessif dont Françoise Lalande se pare ou se flagelle dans un texte récent) que l’on verrait plutôt en adoratrice du grand dieu Pan. A moins qu’il s’agisse en l’occurrence de Tlaloc ou de Quetzacoatl.