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Critiques de livres

Jacques DE DECKER
Wagner
Paris
Gallimard
coll.Folio biographies
2010
280 p.
cat. F 10

Grandeur et petitesse d’un géant
par Ghislain Cotton
Le Carnet et les Instants N°165

Un livre de plus sur Wagner ? Sans doute, mais utile par l’objectif à la fois modeste et exigeant que l’auteur s’est fixé : établir une biographie détaillée dont les éléments critiques et historiques sont fondés sur l’ensemble des documents les plus pertinents consacrés à ce vaste sujet. En l’occurrence, Jacques De Decker s’abstient explicitement de faire œuvre de mélomane éclairé et encore moins de musicologue, renvoyant à cet égard au Dictionnaire encyclopédique Wagner (le « Picard » paru chez Actes Sud en 2010) qui s’est donné l’analyse de l’opus wagnérien pour objet primordial. Mais à travers la « traque » dense et scrupuleuse des comportements du compositeur, c’est un éclairant portrait psychologique qui se dégage. Complexe, paradoxal, tumultueux, aussi fascinant que rébarbatif, à l’instar des qualificatifs et jugements pour le moins contrastés que sa musique peut inspirer aux uns et aux autres. Avec l’ego monumental de qui ne doute pas, à juste titre d’ailleurs, de l’aloi de son génie, ce qui ne va pas toujours sans frôler la paranoïa ou braver le ridicule. Il apparaît en outre, comme De Decker le met en lumière, que cet immense musicien était aussi un écrivain de valeur. L’attestent non seulement les livrets de ses opéras mais encore les nombreux écrits polémiques ou autres. Parfois audacieusement révolutionnaires et qui lui vaudront pas mal de mécomptes avec le pouvoir, parfois encrassés d’un antisémitisme viscéral qu’il tente cependant de masquer lorsque cette disposition n’est pas favorable à ses ambitions. Disposition d’ailleurs bien dans l’air de l’époque comme l’auteur le souligne en notant aussi que, selon Wagner, « Le juif serait incapable d’art véritable, il se contenterait de le “singer” superficiellement, ne donnant dans les meilleurs des cas que l’apparence trompeuse du talent ». Précision : ce jugement délirant ne visait pas moins que Mendelsohn. Et Meyerbeer que, pourtant, Wagner « a courtisé avec tant de flagornerie, et qui ne s’est pas fait faute de lui prêter main-forte à plusieurs reprises ». Après des débuts émaillés d’échecs en tous genres (le plus cornichon étant de n’avoir pas réussi, selon les codes altiers du temps et malgré plusieurs tentatives, à attirer un adversaire sur le pré pour l’honneur d’arborer une cicatrice), après les nombreuses déconvenues suscitées par une vision de la musique, et de l’opéra en particulier, qui heurte la critique officielle de l’époque, le succès s’installe et fait peu à peu de Wagner une figure mythique partageant passionnément les foules entre idolâtres et détracteurs. Jusqu’au point d’orgue de son autocélébration avec la création, longuement préméditée, de son propre temple sur les hauteurs de Bayreuth. Mais, de sa naissance à Leipzig en 1813 jusqu’à sa mort à Venise, à 70 ans, le trajet – au propre comme au figuré – du compositeur de L’Anneau, reste pour le moins chaotique, tant sur le plan artistique que dans sa vie personnelle et confirme la difficulté et le mérite de ce travail de biographie. Avec en basse continue, la question de l’argent nécessaire au montage de ses œuvres monumentales, mais aussi à la satisfaction de goûts de luxe et aux dépenses somptuaires qui le mettent régulièrement sur la paille. Cela dit, il est malaisé de prendre en sympathie ce génie de la musique, nettement moins génial dans ses rapports avec ses semblables (pour autant qu’il ait jugé que quiconque pût être son semblable). S’il apparaît qu’il ait été assez correct jusqu’à sa mort avec Minna, la femme que ses frasques extraconjugales avaient amenée à divorcer, on ne peut pas dire qu’il ait agi avec beaucoup d’élégance avec ses « meilleurs » amis, en séduisant leurs épouses ou compagnes. Notamment avec le touchant Hans von Bülow, mari de Cosima (fille de Liszt et future femme de Wagner), partagé entre le ressentiment de l’homme bafoué et une admiration sans bornes pour le musicien. De Decker rapporte à ce propos le syndrome évoqué par le biographe Walter Hansen : « celui d’accorder d’autant plus de prix à la séduction d’une femme qu’elle s’accompagne de la suprématie sur un autre homme. » Si l’amitié a tout de même tenu un rôle important dans la vie de Wagner, elle est aussi sujette à des fluctuations plus ou moins intenses, comme dans ses rapports avec son beau-père, Frans Liszt, avec Nietzsche qui le conspue après l’avoir adulé, avec d’autres encore. Sans oublier, bien entendu, le roi Louis II de Bavière, ami intime, mais aussi protecteur et pourvoyeur de fonds très courtisé, vouant au musicien une adoration d’un sentimentalisme exalté, attesté par de nombreux messages, véritables lettres d’amour. Au point que les Bavarois, échaudés par cette coûteuse affection, allaient affubler Wagner du sobriquet de Lolus, par allusion à Lola Montez , l’aventurière qui avait mené le grand-père Louis Ier par le bout du nez. Mais si bien des moyens sont bons pour lui, il apparaît aussi dans cet ouvrage que le « cabotin patenté » (ainsi qualifié au passage par De Decker), trouve sa vraie grandeur dans cette passion dévorante, constante et sincère dont il brûle pour son art et pour le renouveau d’un opéra porté par le romantisme des grands mythes germaniques. Reste une énigme: à supposer que l’usage détestable qu’un peintre du dimanche ferait plus tard de sa musique, l’ait fait se retourner dans sa tombe, serait-ce de plaisir ou de réprobation? Un petit détail encore « pour la route » et qui laisse rêveur aujourd’hui: les distances parfois énorme que l’on était capable en ces temps-là de couvrir à pied pour un simple rendez-vous...