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Critiques de livres


Karel LOGIST
Alexandre Kosta Palamas
les Eperonniers
1996
72 p.

Toi qui pâlis au nom de Sidonie

Longtemps, j'ai voyagé autour de ma chambre en répétant les noms de celles qui ne viendraient pas : Madeleine, Antoinette, Sidonie, n'importe. Chacun sous ma langue avait un goût de large, une saveur d'inconnu, et les images me montaient aux yeux comme la buée du rêve. Madeleine avait des langueurs de plaine, Antoinette la volupté des femmes honnêtes, Sidonie sur ses seins la rosé du couchant qui se donne et qui se nie. Magie des noms, ô prime poésie, j'avais douze ans. Cela suffit pour que Larbaud plus tard m'emportât comme un fétu avec O. Barnabooth, Cendrars dans son Transsibérien, Henry J.M. Levet sur ses Cartes postales, Eric de Hauleville vers ses Galápagos, Bauchau, Brauquier, tant d'autres, et je frisonne encore rien qu'à entendre le célèbre vers de Marcel Thiry : Toi qui pâlis au nom de Vancouver.


Philippe MATHY
Invisible passant / Ibilturi Ikustezina
Tétras Lyre/Bilingue
1995
Illustration d'André Ruelle
traduction en basque par I.B. Ruiz de Aguirre
préface d'André Schmit
64 p.

C'est dire si l'Alexandre Kosta Palamas de Karel Logist, le Monde jumeau de Serge Delaive, l'Ode pour rire à Charles Bukowski de Tristan Sautier et l'Invisible passant de Philippe Mathy, pour différents qu'ils soient, sont tombés sur une terre accueil­lante et prête à les recevoir, bien que les noms étrangers, après quelques voyages, aient perdu à mes yeux une part de leur aura et que je me méfie de l'exotisme. En poésie surtout. Trop souvent de pacotille, ils chan­tent faux comme un air de marin dans la bouche d'un paysan de l'arrière-pays. A trop en jouer, on risque fort de rater le coche de l'aventure poétique.

Avec des bonheurs divers et sur des dis­tances différentes, ces quatre jeunes poètes relèvent le défi, chacun tentant, à travers une matière subtile et exotique, de se réap­proprier une langue et un quotidien galvaudés ; chacun cherchant à sa manière un ter­rain de réconciliation avec soi-même, avec la vie qui passe. Par Alexandre Kosta Palamas interposé, qui déroule le film des ses errances / d’Istamboul à Bangkok et de Tyr à Détroit, Karel Logist a fait un long voyage au cœur de l'homme et de sa solitude, la même partout, de quelques oripeaux qu'on la vête.


Serge DELAIVE
Monde Jumeau
les Eperonniers
1996
116 p.

 Pour Serge Delaive, il semble au contraire que le voyage fut tellement vrai qu'il s'est un peu perdu dans cet autre monde que comme Lunus, son héros, il s'était mis en tête de découvrir. Une certaine confusion règne dans ce livre, due en partie peut-être à un emploi abusif de mots étrangers et à mes pauvres connaissances linguistiques (Le lenga de la foudre le nire couvert /.../ Le pehuen les étendues d'herbes coiron, etc). Mais ils donnent couleur et rythme à des textes qui ont quelque chose d'oral, d'incantatoire. Pour un peu, on y enten­drait rouler le tam-tam et retentir les cris d'une messe vaudoue.

Mains tambours colère

Nuit nuit nuit

Ton voyage ne peut aboutir


Tristan SAUTIER
Ode pour rire à Charles Bukowski
Tétras Lyre
1995
Illustration de Pinelli
16 p.

Regarde, j'ai lancé le sort entre tes roues

Un sort qui te déteste déjà

Wende musuri, yiiiaah !

Et claquent les mains

Maudites courbes

Aux yeux damnés qui palpent

Mémoire de saule

Les croupes au lieu des masques

Le langage du sexe au rythme au sexe (...)

Le voyage auquel Tristan Sautier nous convie avec son Ode pour rire à Charles Bukowski est d'une autre sorte puisqu'il s'appuie sur des références littéraires plutôt que sur des lieux. Chacun des noms, cha­cune des citations concourent, avec leur charge propre, à la mise en place d'un réci­tatif personnel dont la mort de Bukowski est le prétexte. Ce pied de nez qu'il fait à la Mort, à la suite du « vieux dégueulasse », est un cri de révolte poignant. Sautier, avec son vers cou coupé et qui se racle l'âme, a su lui donner une force qui fait de ce petit livre un viatique.

Répétons oui trois fois comme à chaque inspiration chaque déperdition comme trois fois à chaque fois la putain la Mort l'inépuisable Répétons qu'on la renie et l'abjecte et maudit la respiration de son sexe Elle répète que c'est en elle qu'on renie

D'un ton tout différent et sur un mode plus intimiste, l'Invisible passant de Philippe Mathy n'en parcourt pas moins un monde étonnant, aux richesses infinies, d'autant plus étonnant qu'il nous est familier et pourtant nous échappe, d'autant plus riche qu'il s'offre à nos yeux et nous demeure insaisissable. Comme si la clef s'était perdue, qui nous brûle au fond des yeux. Et c'est naturellement que vient aux lèvres du poète, après Villon, Cendrars, Brodsky, mille autres, croyants, incroyants, ce nom qui englobe tous les noms, qui dit le poids du monde, l'effroi, le doute et l'espérance ensemble : Seigneur. Cette invocation per­met à Philippe Mathy d'ouvrir, avec les mots de tous les jours, un chemin sensible et lumi­neux, dans l'inextricable nuit du monde.

Une petite voix fragile Tout embuée de nuit S'ébroue dans la rosée

En vain

Elle cherche le ton

Du monde alentour

Voilà qui suffit pour que le pari de mettre le monde en bouteille soit tenu. Vieil enfant, toi qui pâlis au nom de Sidonie, tais-toi. La poésie est l'unique aventure.

Guy Goffette