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Critiques de livres


Eugène SAVITZKAYA et
TRANSQUINQUENNAL
Aux prises avec la vie
Editions Le Fram
2002
108 p.

Des catastrophes

Dès les premiers mots des premiers textes, l'écriture de Savitzkaya peut s'envisager sous l'angle d'une catas­trophe, non pas inéluctable mais inévitée, non pas à venir mais comme tranquillement quoique épouvantablement — installée.

Ce n'est pas l'Apocalypse mais un séisme permanent, qui couve ou flamboie, selon les heures, selon les mots — car les mots vivent leur méchante vie propre, se choquent par­fois plus violemment que les avions dans les buildings. Et il ne faudrait pas croire que leur vacarme est sans conséquence, que c'est soyons savants — l'innocent bruit de bottes des signifiants qui gronde à nos oreilles. Non, il ne faudrait pas imaginer que les mots se font la guerre sans rien dire,
que les litanies qu'ils composent sont dé­pourvues de sens. Prenez Est — comme tous ceux du recueil Aux prises avec la vie, un texte écrit pour la scène en collaboration avec l'équipe du Transquinquennal. Il n'y a ici que des questions, dont chacune induit partiellement la suivante dans un enchaîne­ment ludique et jubilatoire. C'est un exer­cice, direz-vous, avec suffisamment d'hu­mour — noir — pour s'allier le spectateur ou le lecteur : «   est-ce un beau temps pour sortir les petites vieilles ? / les petits vieux sui­vent-ils un chemin pentu? / dorlote-t-on les petites vieilles sous les tilleuls? / comment seportent les ganglions de ta petite vieille? / (...)/ affames-tu ton petit vieux ? / abreuves-tu ta petite vieille ? » Cependant, rien n'indique
qu'il faille jeter les mots aux orties, aucune didascalie ne précise qu'il ne faille pas les prendre au sérieux. Aussi, lancées sans es­poir de réponse, les interrogations procè­dent-elles aussi bien de l'absurde, du pied de nez à l'esprit de système (« sautes-tu les obstacles comme on saute les chèvres ? / fus-tu à Chevremont ? ») que de la métaphysique la plus nue, la plus cinglante : « êtes-vous ? / pourquoi êtes-vous ? » Ailleurs les questions peuvent même, mine de rien, se faire poli­tiques. Il n'y a, en effet, pas d'innocence à se demander ce « que justifie la justice de ce siècle » ou si vous « migrerez (...) à Vitrolles ». On sort de ce tourbillon verbal non pas groggy mais pleinement réveillé, avec l'envie de prendre le relais, de crier à son tour ses questions à la face du monde. Dans Aux prises avec la vie courante, la « ca­tastrophe » sert de leitmotiv à la tirade ini­tiale ; elle intervient dans une manière de refrain horrifié (« Le monde ne tient qu'à un fil. La catastrophe est proche en perma­nence. ») qui jalonne une diatribe sur de très contemporaines et domestiques calamités. Car nous subsistons dans une société où « les commerçants vendent de la merde embal­lée hygiéniquement », où les banquiers s'enri­chissent avec les « compte(s) déficitaire(s) » de leurs clients, où la mort peut frapper à tout moment et n'importe où, jusque dans les recoins les plus sereins de la maison, et où nous endurons l'effroyable souci qu'il devrait pourtant être possible d'y échapper — que c'est juste une question de pré­voyance, qu'il revient à nous seuls de mettre les nôtres en sécurité. Par la suite, le texte joue de la tension entre la poésie, la lé­gende, l'aspiration à l'idéal — qui se traduit même par le choix des prénoms des person­nages, Aliénor, Antoine, Arthur, un peu plus fabuleux que nature — et le terre-à-terre où s'enlisent un homme et une femme jusqu'à ne plus s'aimer, jusqu'à voir leur en­fant partagé entre deux maisons, deux pa­rents, deux façons de faire — ou ne pas faire — les courses et de préparer un repas : « C'est quand même plus confortable chez ma mère et plus rudimentaire chez mon père, plus primitif. Il y a des différences flagrantes. Chez ma mère, il y a un peu de fioriture quand même, du choco, du ketchup de temps en temps, la télévision. Chez lui rien de tout ça. » La fin est presque solaire, car Arthur aime Louise, et leur amour d'enfants est en­core à vivre, n'a pas encore subi les menaces et les agressions de la « vie courante ». Entre La femme et l'autiste — titre de la scène qui clôture le recueil —, des paroles circulent qui n'atteignent pas leur but, et le cataclysme cette fois est qu'entre les prota­gonistes rien ne se produit, rien n'a lieu qu'un désarroi que ne peuvent racheter ni les mots ni le jeu des corps : « Nous sommes allés chez elle. Il y faisait chaud, nous nous sommes déshabillés lentement et vers la fin de la nuit nous fûmes nus et il faut bien le dire, plutôt désemparés ». Quand, dans les ultimes répliques, les personnages semblent enfin dialoguer, c'est pour pratiquement ne rien se dire, et les derniers mots (« Je ne sais pas ») sont d'ailleurs l'impuissance même. Auparavant, la femme et l'autiste auront été essentiellement leur propre discours, un flux poétique entêtant qui devrait combler aussi bien les familiers de la cosmogonie savitzkayenne que ceux qui ont découvert l'écrivain avec Marin mon cœur.

Laurent Robert