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Critiques de livres

Thierry Bellefroid
Mon père, sa mère
Bruxelles
Racine
2006
139 p.

Un sacré bavard
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 145

Thierry Bellefroid est une figure bien connue des téléspectateurs : présentateur du journal télévisé, il est aussi l'animateur, avec Corinne Boulangier, de l'émission Millefeuilles. Mais il est lui-même écrivain, auteur à ce jour de deux romans, d'un recueil de nouvelles et d'un essai sur Les éditeurs de bande dessinée. Mon père, sa mère est donc son troisième roman publié. Voyons, une fois n'est pas coutume, ce qu'en dit la quatrième de couverture : «Il est sourd-muet professionnel à Santorin. Elle est rebelle à temps plein. Il ne jure que par son père. Elle adore sa mère. (…) Dans le secret qu'ils vont partager sur cette île hellénique, il y a peut-être la rédemption. Le pardon. Sûrement l'amour.» Tel est donc l'argument du livre, parfaitement résumé. Si l'on s'autorise la facilité d'y recourir, c'est que le narrateur lui-même y fait allusion à plusieurs reprises, et cela dès la première page : «J'aimerais vous parler de mon père. Mais vous avez lu le résumé sur la jaquette, on vous a vendu une histoire d'amour, vous n'avez aucune envie d'un livre sur mon père, vous voulez l'amour, vous voulez la naissance de l'amour, l'apogée de l'amour, voire la mort de l'amour (vous aimez ça, hein, quand le héros se fait plaquer, allez, vous trouvez même qu'il n'a pas volé ce qui lui arrive, je le sais, je ne fais pas qu'écrire des histoires, j'en lis aussi, comme vous).»

Cette façon de mettre en scène le narrateur, de le confondre avec l'auteur, de parler du livre dans le livre, d'apostropher le «cher lecteur» est certes amusante, mais aussi quelque peu convenue, voire agaçante quand le procédé se répète (on pourrait en dire autant du «comme dit toujours mon père» qui revient à la manière d'une ritournelle). De même que l'on peut trouver fastidieuses les inventions verbales qui émaillent le texte, mots-valises («convexatoire», «sourtitude»), verbes en «-iser» (cela va de «sirtakiser» à «nagazakiser», en passant par «almodovariser») ou encore, variante en «-er», «beigbeder», pris ici dans le sens de larmoyer… Mais on aurait tort de se formaliser de ce formalisme. Il faut quelques dizaines de pages avant de comprendre que celui qui parle, le sourd-muet donc, n'en est pas un, ou seulement à temps partiel : il s'agit là en effet de son gagne-pain. En réalité, c'est un bavard impénitent, un grand garçon immature qui fait des phrases pour s'étourdir, pour tenir à dis-tance une réalité dans laquelle il a du mal à trouver sa place. Un fils qui vit dans l'ombre à la fois protectrice et dévastatrice d'un père qu'il adule, qui a «le mal de père», un mal dont il n'est pas si facile de se débarrasser : «Je voulais vous parler de lui, je m'aperçois que je n'y arrive pas.» Alors, faute d'y parvenir, lorsqu'il ne «sourd-mue» pas pour les besoins de son portefeuille, il parle à tort et à travers, s'égare, fait des pirouettes, se rattrape de justesse.

Jusqu'au jour où, dans l'exercice de sa profession, il fait la rencontre d'une jeune femme qui le reconnaît et le démasque, pour l'avoir vu dans d'autres circonstances user sans retenue de la parole. Cette jeune femme, que l'on ne nommera pas (puisque dans ce roman aucun personnage n'a de nom, ce qui n'est pas seulement une jolie prouesse narrative, mais aussi une manière de dire à quel point chacun se définit par rapport à l'autre, aux autres), cette jeune femme aurait plutôt, elle, le «mal de mère». Comment, à partir de ces maux symétriques, arriver à ne plus faire qu'un, réussir le pari de construire en-semble un couple durable? C'est tout l'enjeu et l'intérêt de ce roman. Elle n'aura de cesse qu'«il» arrive à se débarrasser de ce passé qui lui pèse, de faire de lui un être sexué et adulte. Un parcours initiatique qui n'a de chances d'aboutir que si chacun se réconcilie avec le parent qui lui manque. De quelle manière, à travers quelles péripéties, c'est au lecteur de le découvrir.

À l'inverse de tant de romans qui démarrent sur les chapeaux de roues, et qui une fois refermés nous laissent seuls avec notre déception («Ah bon! ce n'était que cela…»), celui-ci est comme le bon vin, il va en s'améliorant au fil des chapitres. Les personnages se nuancent, deviennent plus crédibles, leur langage se dépouille et s'humanise. Thierry Bellefroid sait nous émouvoir sans pathos, trouver des accents drôles sans tomber dans la vulgarité. Et lorsque sa plume n'est pas un peu trop virtuose, il possède d'incontestables qualités de styliste : un souffle, une diversité de registres, un sens du rythme – et de la rupture, comme dans ces phrases que le narrateur ne termine pas. Consommation recommandée, donc. En sachant que le meilleur se trouve au fond de la bouteille.