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Critiques de livres


Christian DURAY
Carnet d'un épouvantail constrictor
Bruxelles
Editions Les Carnets du Dessert de Lune
2002
58 p.

Du côté des féroces

Le lecteur se sent parfois comme le sé­nateur Pococuranté, noble Vénitien du Candide : à toutes les œuvres, d'art ou de littérature, il voit des défauts ; il ne retient d'elles que ce qui suscite en lui du dépit ou de l'aigreur ; et, puisqu'il n'est pas des « sots (qui) admirent tout dans un auteur estimé », il se fait fort de toujours dé­tester un peu, comme par garantie d'intelligence. Il est vrai qu'il serait bien aidé, que maints écrivains servent trop volontiers son art consommé du jugement hâtif, son goût de l'anathème. Au terme de son agacement, il se répandrait même en généralisations abusives - de celles qui noient communé­ment tous les marmots dans l'eau du bain. Ainsi pourrait-il déclarer, par exemple et tout bonnement - dans un français qui n'emprunte plus à Voltaire : « La poésie m'emmerde. » Mais aussitôt le lecteur que je suis retrouve son naturel, éprouve le besoin de nuancer sa grossièreté. Je ne suis pas si sévère, ni ne trouve à tout poème de vertu dormitive - seulement à ceux qui flattent en nous le médiocre amour du joli et du gentil ; ou qui se veulent si délicatement el­liptiques, si suavement bucoliques ; ou bien encore qui étalent, marmelade exquise, le désir d'Etre à toutes les lignes. Et j'imagine Pococuranté, après le départ de Candide, relire quand même quelques pages, voire tenter de déceler dans certaines nouveautés la saveur qui ne le rendrait pas amer. Quant à moi, j'irai chercher une parole moins mièvre du côté des féroces - plus exacte­ment auprès de trois membres récemment édités du Big Band Des Littératures Féroces Avec Ou Sans Dent1.

Sur la quatrième de couverture de Photoma­ton, Vincent Tholomé est laconiquement présenté comme un «fabricant de poèmes », et l'illustrateur Eric Jacques est un « brico­leur d'images ».


Frédéric SAENEN
Faire goitre
Leuze
Editions de l'Acanthe
coll. Terre Amarante
2001

C'est précisément de ça qu'il s'agit : du bricolage, des matériaux cheap puisés dans le tout-venant quotidien pour fabriquer des textes qui ont l'air de ne rien dire, qui n'ont l'air de rien, mais qui se révèlent finalement beaucoup moins ano­dins, beaucoup plus concertés qu'il n'y pa­raissait de prime abord. Vincent Tholomé transcrit l'intense blabla qui habite le crâne d'un homme, et qui tantôt reflète en partie le bavardage du monde, tantôt est une ma­nière un peu têtue, un peu désespérée de lui résister. Et le plus singulier est que cette en­treprise qui s'appuie sur le trivial, sur le n'importe quoi le plus plat, finit insensible­ment par y échapper. Dans le « Photoma­ton 2 », une ritournelle quasi enfantine, ou d'adolescent mutin (« j'aime /j'aime /j'aime /j'aime Nathalie Toledo mais /j'aime /j'aime aussi lui tourner le dos /j'aime /j'aime lui tourner le dos pour dormir »), amène à des considérations sur « la meilleure façon de dormir », mais où se glissent bientôt in fine, par delà la banalité du discours, des propos sur l'angoisse de la mort et sur le désir : « Nous avons le lendemain un visage de mort en dormant sur notre ventre ou notre dos ou si nous nous faisons face. (...) Quelquefois on a trop besoin de se voir en face. On a trop be­soin de se faire face. On a trop besoin que nos genoux se touchent. » C'est donc, mine de rien, sans épanchement sentimental ni fleur métaphorique d'aucune sorte, un poème d'amour qui s'est écrit. Dans le « Photoma­ton 4 » s'amoncellent des imprécations sur le conformisme des familles, qui aboutissent à cette assertion peu amène : « il n'y a pas de respect dans les familles mais de la haine » -et l'on songerait presque à une page oubliée dans un tiroir de Thomas Bernhard. Ailleurs, un léger décalage verbal précipite dans une dimension où le réel n'a plus guère de part. Dans Faits divers, recueil sous-titré « une journée dans la peau de Vin­cent Tholomé », le poète décrit d'abord, comme il se doit, le déroulement d'un jour que l'on suppose en tous points semblable aux autres.


Vincent THOLOMÉ
Faits divers
Leuze
Editions de l'Acanthe
coll. Terre Amarante
2002

Le déferlement a fait place ici à un ton impersonnel, à des phrases brèves qui forment un discours haché, le récit d'une vie comme anémiée. Mais l'humour est présent — car il faut toujours « s'oc­cuper du chat » — ainsi qu'un délire mi­niature digne des métalogismes de Mi­chaux, puisqu'à midi « on a un creux, on se regarde, on voit son creux, c'est affreux. » Dans Faire goitre de Frédéric Saenen, la gra­vité et l'éthique de l'écriture se font plus ex­plicites. D'amples proses y composent un art poétique, une manière d'anti-manifeste, et encadrent des textes en vers libres qui veulent « porte(r) la prose / a son point le plus guttural / le plus étriqué ». Railleur éraillé, poète rauque et désabusé, Frédéric Saenen ne fait de concession à rien ni à personne -ni à la poésie, ni au lyrisme, ni au langage, à ses séductions et à ses beautés, ni à lui-même, « jeune loup aux dents courtes » qu'il invective familièrement : « tu te représentes aussi très bien/le « fait de mourir » / essorage d'un instant/l’ acrobatie / qui tire en longueur! et puis quoi / là tu fais moins le malin ». C'est une poésie de la hargneuse injonction, des charmes récusés, ouvertement brisés -mais le poète, au fait, doit aussi savoir cra­cher, d'autant que sa vindicte n'épargne pas ses propres essais, velléités ou hésitations : « il y a bien longtemps que le ridicule / ne tue plus les formes brèves / dommage. » Instigateur du Big Band Des Littératures Féroces, Christian Duray signe avec Carnet d'un épouvantail constrictor son troisième livre. La poésie n'est pas pour lui une quête de l'ineffable, mais un moyen d'interpeller la société telle qu'elle brime les plus faibles, telle qu'elle massacre ou laisse massacrer les innocents. Elle est le témoin de son inextin­guible colère, le produit — incertain — de sa capacité d'indignation. Elle devient dia­tribe virulente, baroque, avec soudain des formules plus ramassées qui font mouche : « La Terre, cette immigrée de l'Univers, / Tourne les manèges d'une drôle de kermesse, / Où des gosses meurent dans des caves / Pen­dant que d'autres tirent la floche / Pour gagner un tour. » D'autres fois, l'auteur semble emporté par sa faconde et, sans l'énergie de la diction, certains textes laissent apparaître un côté fâcheusement brouillon, confus. Comme une philippique sans objet, eût dit Pococuranté.

Laurent Robert

1. A propos du groupe et de ses manifestations voir Le Carnet et les Instants n° 122, 15 mars 2002, p. 20