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Critiques de livres

Alain Dantinne
Journal d'un incapable
Les Carnets du Dessert de Lune
2006

Journal d'un manque
par Thierry Leroy
Le Carnet et les Instants n° 143

Il y a deux ans encore, Alain Dantinne était surtout un professeur de français et de philosophie très apprécié, un poète rare et un exégète avisé de ses maîtres comme Michaux, Pirotte ou Chavée. En 2004, Dantinne fit une première incursion dans la fiction en publiant chez Labor Hygiène de l'intestin, un pastiche qui fut globalement mal reçu en raison notamment de l'efficacité du cordon sanitaire qui protège la star de tout ce qui pourrait égratigner le mythe en construction. En avril dernier, néanmoins, ce livre a reçu le prix «Gros Sel», lancé par Patrick Lowie et Rezolibre, une structure qui anime, entre autres, une librairie en ligne conçue comme une alternative à Amazone (rezolibre.com).

Journal d'un incapable qui vient de paraître aux Éditions des Carnets du Dessert de Lune est le deuxième roman d'Alain Dantinne. Ce livre, qui n'a plus rien de potache, peut s'envisager comme un contrepoint à L'exil intérieur, le premier recueil de poèmes qui vient d'être réédité à l'Arbre à paroles. Le narrateur du roman est bien celui des poèmes, même si la révolte érigée en mode de vie («Ils ne savent que je m'équilibre dans le déséquilibre») a cédé du terrain à l'amertume. L'exergue de Perec («Le projet d'écrire mon histoire s'est formé presque en même temps que mon projet d'écrire») et celle de Nietzsche («Les poètes n'ont pas de pudeur à l'égard de leurs sentiments : ils les exploitent») donnent le ton et règlent aussi la question du caractère autobiographique de ce qu'on va lire.

Le roman se déroule entre le moment où le narrateur apprend que son père est condamné («Je suis foutu» lui dit-il dès la première page du livre) et la mort de celui-ci sur laquelle le livre se termine. Le livre est présenté sous la forme d'un journal dont on sait donc d'emblée qu'il finira mal. C'est la seule concession faite aux exigences de chronologie et de tension dramatiques. Une fois le dispositif mis en place, c'est surtout à une réflexion philosophique à la fois mélancolique, désabusée mais pas tout à fait résignée, que nous convie Alain Dantinne. Dans un texte qui imbrique dans un mouvement à la fois hybride et fluide, les anecdotes, les extrapolations, les commentaires et les citations.

Le thème principal du livre est la relation, ou plutôt l'absence de relation, entre un père et son fils. Le premier, en dépit d'un caractère qui le narrateur prendra la peine de nuancer, s'est campé, dès avant que le fils en prenne conscience, dans la posture caricaturale du père bardé de principes également hostile au dialogue et à la remise en question. L'affirmation de la personnalité du fils n'arrangera rien. Ni son homosexualité, ni l'orientation de ses études (les lettres qui ne servent à rien plutôt que les maths qui sont utiles en tout) ni ses aspirations d'écrivain ne seront de nature à favoriser l'échange que le fils souhaite malgré tout. Une tentative épistolaire lui occasionnera d'ailleurs une fin de non-recevoir cinglante et lapidaire : «Tes états d'âme minables ne m'intéressent pas…»

Quand le livre commence, le narrateur semble aussi s'être accommodé de sa manière d'aimer qui ne se réalise jamais dans la plénitude et n'atteint au sublime que dans l'expression de son manque. A l'approche de la mort, le père semble, consciemment ou non, baisser un peu la garde. Le narrateur grappille des bribes de tendresse parfois à l'insu de son père et se trouve tiraillé entre l'espoir d'un dialogue engagé in extremis et l'interrogation que pointe Jean-Claude Pirotte dans sa préface : «Faut-il que meurent les êtres aimés, familiers et méconnus, intouchables et souverains, pour que nous nous sentions autorisés à naître?»

Alain Dantinne, L'exil intérieur, L'Arbre à paroles, 2005