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Critiques de livres

Serge Delaive
Les jours, suivi de Ici là
poèmes
Paris
La Différence
2006
111 p.

Tout le ciel dans l'œil d'un poisson
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 145

Si on est un lecteur familier de Serge Delaive – ce qui est hautement recommandable –, on sait qu'il aime, qu'il voyage, on sait aussi qu'il aime voyager, dans le monde, l'hémisphère sud, l'hémisphère nord, l'Europe, la ville honnie, un café, sa chambre... Le fait-il vraiment ou jouit-il de l'apparence, sans bouger, à ne rien regarder que le dedans de soi, de sa tête ou de son coeur, sinon une aimée, un enfant qu'il écoute cependant? Son dernier recueil, Les jours, entretient le mystère, on veut y croire de toutes ses forces, comme il nous l'enjoint du bleu de ses yeux. Il regarde aussi fréquemment d'un troisième oeil, celui de l'appareil photo, qu'il appelle Nikon, moins par souci de réalisme que pour s'amuser du jeu de mots possible et en rire doucement, amer ou non. On n'imagine guère qu'un poème se prête aisément au mode d'emploi de la photographie. Et pourtant si : le poème selon Delaive est capable de tout. Il suffit d'une certaine pratique du vers pour réussir un portrait par exemple et définir correctement les qualités premières de la lumière, la distance par rapport au sujet et l'ouverture de l'objectif, l'angle et le champ. Il faudra encore exceller dans le choix des images, apprivoiser le modèle, se concilier une certaine patience et maîtriser la subtile machinerie. Sans doute avoir un peu lu Ponge et s'autoriser la dévoration voire le vol de ce qu'on veut photographier. Garder enfin l'illusion gratifiante que le poème peut toujours se porter en bandoulière.

Mais aucune périphrase, encore moins la paraphrase ne peuvent donner à comprendre ce qu'est un poème, d'amour ou de mort, d'ici ou de demain, qu'il soit en vers ou en prose. Il faut seulement retenir ceci : s'il y a «cinq ou six choses à faire juste avant de mourir», cette lecture-là s'impose, se consomme d'urgence. Prenez Ici là, le long texte qui suit Les jours et termine le recueil. À quoi cela peut-il bien servir de mettre le nom de Venise sur cette «ville ultramontaine», «une ville délabrée, mais rare en son hiver» si ce n'est pour l'oublier aussitôt dans la palpitation d'une rencontre imprévue ou dans le sourire blanc d'un rêveur qui soliloque.

«Tout le jour qu'à peine la nuit déliait, un revolver Fabrique nationale, rédempteur, noir et léger dans l'air diagonal, s'attardait sur ma tempe aussi rugueuse que mon ventre. La détonation puis l'impulsion du sang en taches oblongues, comme une chorégraphie venimeuse et subtile, me précédaient à l'intérieur de la pensée, cette fleur cramoisie. Des façons d'estampes encrées noir contre incarnat me retenaient captif de l'avant-dernière seconde, instant circulaire qui dans l'entier m'avait asservi.

Il ne restait plus d'issue possible sinon qu'une ville ultramontaine s'empare de la douleur, une ville délabrée, mais rare en son hiver, détachée sur l'air si pur que la mer la traverserait sans me relever, une ville trouée de puits secrets capables d'engloutir ce qui me hantait et d'empêcher que l'arme dans ma tête ne vienne au concret.»

Ni portrait, ni instantané, cette fois. Seul le leurre de l'imparfait.