Accords secrets
Qui n'a vu un jour se dessiner, fugitif dans le ciel, un masque de sorcière formé dans les nuages, ces merveilleux nuages dont parlait Baudelaire ? Qui n'a ramassé, échouée sur une plage, au bord d'une rivière, une souche à tête d'éléphant ou de crocodile ? Le photographe Jean-Dominique Burton, connu surtout pour son travail de portraitiste, s'est pris de passion pour ces rencontres de hasard avec les représentations toutes prêtes que la nature offre parfois à notre regard. Grands arbres d'Asie ou d'Europe furent pour lui de vivants piliers où son objectif a capté mille figures déconcertantes par leurs traits familiers, mille correspondances. Les arbres ont un visage, gravé sur leur écorce : le beau livre de photographies que publient aujourd'hui les Editions de l'Octogone est aussi, à sa manière, un album de portraits. Savitzkaya, qui en signe le texte liminaire, aurait-il pu se contenter de décrire ce qu'il était permis à chacun de voir ? C'eût été faire peu de cas de son métier de poète. C'est donc un poème en prose qu'il donne, en relation avec les images — et son art est très grand qui, sur un tronc d'arbre, édifie une cosmogonie et qui fait d'une prise de vue une vision du monde. Les visages d'écorce lui deviennent alors motifs à dire, une nouvelle fois, l'intime unité de l'homme et de l'univers : « II apparaît que le monde prend sa source dans les yeux et s'y compose une raison d'être sous la forme d'un enchantement fragile qu'il reste à perpétuer. »
Chaque atome de poussière recèle l'infinité des astres et la multitude des espèces vivantes : à partir de ce principe d'emboîtements réversibles, toutes les métamorphoses sont permises, jusqu'aux engendrements les plus saugrenus. Il n'est pas surprenant, dès lors, que le choix de Savitzkaya se soit porté sur Jérôme Bosch, quand les Editions Flohic lui ont commandé un texte sur un peintre pour leur collection « Musées secrets ». Les deux créateurs ne manifestent-ils pas une équanime générosité à l'égard de toutes les manifestations de la vie, étoiles et fientes confondues, et une même appétence sensuelle ? Mais l'apport du poète demeure très éloigné du commentaire : nulle description, encore moins d'analyse, pas même, à vrai dire, d'évocation identifiable des tableaux. Bosch a fait rêver Savitzkaya, profondément ; leurs rêves se sont rejoints pour interroger la condition humaine. Un texte, donc, composé par glissements successifs de fragments dont l'unité est d'ordre musical autant que thématique. Une pratique d'écriture, confinant par endroits à la métaphysique, qui s'affirme d'abord comme expérimentation du possible, comme champ de liberté. Il ne s'agit pas seulement d'y accueillir l'univers entier, mais d'en bousculer l'ordre (on s'enivre alors, on s'émerveille de la beauté inespérée) et de prendre conscience de ses propres limites et démesures en s'imaginant autre, malgré le temps et la finitude des corps.
En regard des mots : des tableaux célèbres ou, plus précisément, des reproductions de détails qui, mieux que l'ensemble, permettent qu'on s'attarde sur le grouillement de ces images connues sous les noms du Jardin des délices, du Jugement dernier, ou encore des Sept péchés capitaux. Déjà, dans leurs collages, les surréalistes en avaient réactualisé la portée. Mais la connivence exprimée par Savitzkaya semble de rhétorique plus profonde : il s'y cacherait, disons-le intuitivement, une éthique commune de la création.
Carmelo Virone
Ecorces, photos de Jean-Dominique Burton, texte d'Eugène Savitzkaya, Bruxelles, Ed. de l'Octogone, 1994. — Jérôme Bosch & Eugène Savitzkaya, Charenton, Ed. Flohic, coll. Musées secrets, 1994.