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Critiques de livres

Derridons-nous un peu

Cela commençait pourtant bien. Le premier chapitre d’Importer en philo­sophie traite d'une question qui est loin d'être futile — les modifications appor­tées par l'ordinateur dans notre manière d'écrire et de penser. Avec la possibilité de créer des versions multiples d'un même texte, d'y adjoindre annotations ou correc­tions, et plus encore avec l'apparition géné­ralisée de liens hypertextuels, on assiste à un bouleversement en profondeur dans la ma­nière de structurer la pensée. De linéaire, celle-ci tend à se faire tabulaire, à se dissémi­ner, à éclater en une multiplicité de niveaux. D'autre part, à travers la facilité du couper-coller, l'importation de textes subit elle aussi une mutation radicale. A la pratique scrupu­leuse de la citation, encadrée de guillemets et accompagnée de sa référence, tend à se sub­stituer progressivement une pratique sau­vage, anarchique, où le texte cité est importé massivement, incorporé au texte de celui qui écrit sans marques de citation, en un geste d'appropriation qui relègue le droit d'auteur au musée des antiquités. Mais ces réflexions, déjà abordées ailleurs par Ann Van Sevenant1, ne forment que le début du présent ouvrage. « Analyser les différents systèmes de réflexion philosophique dans lesquels certains ponctèmes ont joué un rôle fondamental constitue le sujet de cette étude. » Pour être plus précis, c'est de la tradition phénoméno­logique qu'il s'agit ici, à travers trois de ses penseurs phares (Husserl, Heidegger et Derrida), auxquels correspondent trois « ponc­tèmes » et trois « effets » spécifiques (res­pectivement les parenthèses et l'effet de miroir, les guillemets et l'effet de grille, les italiques et l'effet de loupe). Il n'est évidem­ment pas possible ici de restituer et moins encore de discuter le bien fondé de telles consi­dérations. Disons, pour être bref, que ces marques graphiques, loin d'être indifférentes à l'ordre du discours, y font au contraire ap­paraître des dimensions et des perspectives inédites, sans lesquelles une certaine philoso­phie moderne n'aurait pu pleinement se dé­velopper. On reconnaît là en effet une préoc­cupation centrale de l'école derridienne, dans sa propension à décliner sans relâche l'idée que tout discours repose sur d'autres dis­cours, que toute pensée, fût-elle la plus origi­nale, ne cesse de se déployer en un jeu infini de glissements, d'échos et d'emprunts, de tra­ductions et de transpositions, de doubles, triples ou quadruples sens... L'ouvrage refermé, on demeure avec un sen­timent partagé. Un peu comme après ces spectacles de music-hall où des magiciens font sortir des lapins de leur chapeau ou es­camotent des objets derrière un foulard. Ad­miration devant la subtilité et le brio de la méthode, l'habileté à faire surgir des trésors inattendus de l'observation d'un objet en apparence insignifiant : « Tout cela en si peu de chose ! » Déception, en revanche, de ne pas très bien savoir ce que l'on a vu, de douter de sa réalité et partant de son inté­rêt : « Ce n'était donc que cela ! » Les derridiens fervents se délecteront de cette mise en scène chatoyante et raffinée du vertige philosophique. Les autres préféreront réinté­grer le monde des choses réelles et aller res­pirer un coup au grand air — au fait, avez-vous remarqué que c'était le printemps ?

Daniel Arnaut

Ann VAN SEVENANT, Importer en philoso­phie, Paris-Méditerranée, coll. Créis, 1999, 120 p.

1. Ecrire a la lumière. Le philosophe et l'ordi­nateur, Galilée, 1999.